La confiance en soi face au racisme systémique

I 24.04.24 I Melissa Dehili

Dans nos précédents articles, nous avons pu aborder la question de la santé mentale chez les personnes racisées notamment au travers des images médiatiques, des micro-agressions… Nous pouvons aussi mesurer l’impact du racisme sur l’estime de soi ou encore la confiance en soi. Pour aborder ce sujet, nous avons pu échanger avec Selma Sardouk, thérapeute décoloniale. Elle nous parlera notamment de délabrement de l’estime de soi.

Dans nos précédents articles, nous avons pu aborder la question de la santé mentale chez les personnes racisées notamment au travers des images médiatiques, des micro-agressions… Nous pouvons aussi mesurer l’impact du racisme sur l’estime de soi ou encore la confiance en soi. Pour aborder ce sujet, nous avons pu échanger avec Selma Sardouk, thérapeute décoloniale. Elle nous parlera notamment de délabrement de l’estime de soi.

Le délabrement de l’estime du soi comme conséquence du racisme

Crédit photo: Jachan Devol

« Nous parlons ici de racisme en tant que système car ce n’est pas juste un rapport interpersonnel. Ce système amène à un délabrement de l’estime de soi. Le contact même du racisme nous dit que lorsque tu es une personne racisée tu as moins de valeur. Tu es moins humain. Donc c’est l’essence même du racisme de créer un manque d’estime de soi chez les populations racisées. Donc oui, ça peut jouer sur l’estime de soi. Rappelons que l’estime de soi c’est la valeur intrinsèque que l’on se donne à soi même en tant qu’être humain. »

La confiance en soi va renvoyer à la vision que l’on a de nous même. Et encore une fois, le racisme systémique joue un rôle dans la constitution de cette vision. Des notions comme “légitimité” ou encore le “syndrome de l’imposteur” émergent de plus en plus, notamment en milieu professionnel. Il y a cette idée que nous devons nous faire une “place”. Et le chemin est d’autant plus difficile à se frayer dans les espaces dans lesquels on ne nous attend pas. Rokhaya Diallo ou encore Nesrine Slaoui ont écrit à ce sujet en abordant les violences que l’on peut subir lorsque nous intégrons des sphères fermées et/ou élitistes. Remise en cause de notre légitimité, de nos travaux, moqueries, humiliations… Forcément cela à un impact sur l’estime que nous avons de nous même ainsi que la confiance en soi. Et encore une fois, cela n’est pas sans conséquence sur notre santé mentale.

“Ce manque d’estime peut aussi jouer sur notre santé mentale et sur l’affirmation de soi. Il faut comprendre que le racisme en tant que système va créer d’autres choses dans la santé mentale qui vont jouer sur l’estime. Pour revenir au délabrement de soi, il y a un point de rencontre avec le fait que souvent nous allons vivre des choses mais nous n’allons pas avoir de mots pour les expliquer. Nous vivons les choses dans notre chair, dans notre quotidien et nous sentons que c’est quelque chose qui n’est pas normal et difficile à vivre. Mais nous n’avons pas de mots ou de concepts pour l’expliquer. Nous allons penser que nous sommes le problème. On grandit avec l’idée que potentiellement nous avons mal compris une remarque ou mal interprété une situation. Quand c’est du racisme très insidieux c’est très difficile de mettre les mots dessus surtout lorsque que nous n’avons pas le bon vocabulaire. On a tendance à reporter la charge sur nous, particuliérement dans une société individualiste. Ça se fait petit à petit mais aussi de génération en génération. On a quelque chose qui nous est en quelque sorte « léguée ». Il y a un conditionnement qui est déjà là depuis 600 ans. Quand on vit quelque chose, ça vient confirmer une croyance, quelque chose qui est déjà présent. Après ça peut se mettre en place petit à petit ou ça peut être quelque chose que l’on ressent déjà et on vient le confirmer avec des expériences vécues.”

Parfois une approche purement individualiste ou dite plus “traditionnelle” ne suffit pas, il faut aller plus loin. Il y a une volonté de prendre en compte nos altérités et l’histoire violente de nos pays (colonisation, esclavage, racisme…)

Une approche décoloniale: c’est quoi ?

Crédit photo: Création canva libre de droit

Selma Sardouk utilise une approche décoloniale dans ses thérapies. Il est important de le préciser. C’est un terme qui est à distinguer de celui de postcolonial car pour Selma nous ne sommes pas dans du “post”:

« La colonisation est toujours en cours. Il y a des territoires qui ont été décolonisés dans les faits mais la colonialité existe toujours. Dans les esprits nous sommes toujours colonisé.e.s et il y a des territoires qui ne sont pas encore décolonisés. La colonisation des territoires existe encore et le rapport colonial entre les puissances coloniales et les anciens pays colonisés aussi. […] La colonialité du pouvoir et la colonialité de l’être sont des notions qui permettent de comprendre comment les mentalités coloniales continuent à organiser nos rapports interpersonnels encore aujourd’hui, même s’ il y a eu des avancées. Avoir une approche décoloniale est un parti pris politique assumé. Les personnes que j’accompagne sont souvent des personnes qui ont déjà eu un parcours thérapeutique. Pendant ce parcours elles sentent qu’il leur manque quelque chose ou qu’elles sont arrivées au bout de quelque chose et que là il faut aller creuser sur un autre axe. L’idée de l’approche décoloniale est de sortir du paradigme eurocentrique de la thérapie et trouver d’autres façons de faire. Mais aussi de questionner l’impact de l’histoire coloniale, du présent colonial, du racisme, du patriarcat blanc, de la suprématie humaine, du capitalisme… »

Une approche décoloniale renvoie à un courant de pensée transdisciplinaire. Cette approche trouve ses fondements dans les épistémologies du sud notamment en Amérique latine ou encore en Inde. Il y a une volonté de se décentrer de l’ethnocentrisme occidental. Elle veut déplacer le regard et ne plus voir son histoire, sa géographie, sa politique, ses pratiques… sous l’œil occidental et/ou colonisateur. Il a aussi une volonté de sortir du monopole occidental des connaissances. Encore aujourd’hui, ces approches sont reléguées au second rang car considérées comme pas assez “objectives”. Cette approche souhaite mettre en lumière les violences coloniales qui s’exercent encore aujourd’hui, mais également une volonté de rendre une certaine humanité aux catégories ayant subi ces violences coloniales et une déshumanisation.

Rétablir son estime de soi : une co-construction thérapeutique

Crédit photo: Markus Winkler

La société peut peser sur nous. Nous sommes des êtres sociaux sans cesse en contact au sein de la société, que ce soit des interactions interpersonnelles mais aussi avec les institutions. Nous pouvons nous poser la question suivante: Comment prendre cela en compte dans l’espace thérapeutique ? 


 »On ne peut pas rétablir l’estime de soi sans aller regarder comment la société crée un délabrement de notre estime. Pour moi il y a une limite si on ne prend pas ça en compte. Avec cette vue globale, nous allons avoir une approche qui fait le focus sur l’individu, sur ses microsystèmes en incluant la société. Ce que nous allons aborder dans ce cadre c’est toi en tant que personne au sein d’une famille. Toi en tant que personne au sein de cette entreprise. Toi en tant que personne au sein de ce groupe militant. Toi en tant que personne au sein de cette société. Mais aussi toi en tant que personne qui dans le regard des autres, parfois, représente un groupe social. L’idée est de questionner tout ça. On va creuser sur certains points qui ne sont pas forcément abordés. J’utilise beaucoup d’outils de la psychologie de la libération et d’outils somatiques en passant par le corps. Nous pouvons aussi questionner l’histoire familiale , par exemple avec l’histoire d’autres systèmes dans lesquels on évolue pour avoir des pistes et des hypothèses de travail. On va vraiment chercher des chemins qui sont différents, qui sont plus larges. Et après nous entrons dans la construction de solutions thérapeutiques”

Cette reconstruction est un travail qui se fait en collaboration. C’est notamment pour cela que beaucoup de personnes racisées se sentent plus à l’aise en étant accompagnées par des personnes racisées comme a pu le souligner Racky Ka-Sy dans un précédent article. Le but est vraiment de se sentir assez à l’aise pour pouvoir accueillir nos émotions et pouvoir s’exprimer librement. L’écoute passe aussi par l’usage d’outils qui conviennent le mieux à la personne comme peut le faire Selma Sardouk:

“Je ne vais pas proposer un outil qui est complètement contraire aux valeurs d’une personne parce que ça marche. Il y a aussi une posture politique dans l’accompagnement. Je ne fais pas d’appropriation culturelle. Je fais très attention aux outils que j’utilise. Je vais beaucoup m’appuyer sur les chemins de résilience que la personne a déjà. En fait, on hérite des traumas mais aussi des chemins de résilience et de la croissance post-traumatique. C’est aussi important de s’appuyer sur ça et de le faire grandir. On se base sur le réel de la personne et pas sur des outils qu’on utilise parce qu’ils sont validés par la science.”


La représentativité de nos corps et de nos altérités: une influence sur l’estime de soi

Crédit photo : Sekatsky

La question de la représentation des personnes racisées notamment sur la scène médiatique et artistique joue également un rôle sur notre estime. Ça joue sur des croyances que l’on va avoir sur soi-même. Bien entendu, ces questions de représentativité positive sont importantes mais ne suffisent pas.

Si on est une personne noire ou arabe et que l’on voit des personnes qui nous ressemblent uniquement dans certains contextes cela peut poser question. Il y a beaucoup de personnes perçues comme noires et arabes qui sont sportif·ves, chanteur·teuses, acteur·ices et qui sont plébiscité·es en France. Cela est une bonne chose mais il ne faut pas limiter les champs possibles. Ce genre de réussite et cette médiatisation nous donne une image plus positive comme a pu le préciser Selma Sardouk:

“Ça nous montre que nous pouvons le faire. Si nous voyons de plus en plus de personnes qui nous ressemblent avoir une vie facile, vivre des choses agréables ça montre que c’est possible. Par exemple, à chaque fois que nous regardons un film et que nous voyons des gens qui nous ressemblent, ce sont toujours des gens qui galèrent, des gens qui s’en prennent plein la figure… Ça crée une empreinte, nous pouvons croire qu’il y a une certaine fatalité et que nous n’avons aucune autre possibilité. […] Les images de personnes perçues comme noires ou arabes qui sont violentées sont montrées très facilement. Nous voyons très régulièrement des gens qui nous ressemblent être dans des situations de famine ou de violence. Ce sont des empreintes inconscientes que nous absorbons. […] Mais cela reste aussi 
multifactoriel. Si nous voyons à la télévision que des gens comme nous qui galèrent mais qu’à la maison nous avons un environnement où nos parents font attention à bien nous faire lire des choses où la représentativité est meilleure ça peut contrebalancer un petit peu les choses”

En tant que personnes racisées, nos représentations ont été dans un premier temps absentes, puis caricaturées. Dans son essai, Reni Eddo-Lodge a fait un constat similaire: en tant que femme noire lorsqu’un·e noir·e apparait à l’écran la représentation est loin d’être flateuse. L’essayiste nous partage même un souvenir d’enfance assez frappant. Devant son écran de télévision elle demanda à sa mère quand est-ce elle allait devenir blanche. Dans les films et séries qu’elle pouvait visionner les gentil·les étaient blanc·hes alors que les gens qui lui ressemblaient étaient des criminels ou dans des situations pas très sympathiques. Au mieux c’étaient des seconds rôles quasiment invisibles. Les représentations de nos communautés affectent l’image que nous avons de nous même. Lorsque nos seules représentations sont négatives, il est assez difficile de construire une bonne image de soi. Reni Eddo-Lodge le souligne également dans son essai: 

« Quand des Blancs feuilletant un magazine, surfent sur Internet ou zappent à la télévision, il ne leur semble jamais étrange de voir des gens qui leur ressemblent en position d’autorité. Les affirmations positives de la blanchité sont tellement répandues que le Blanc moyen ne les remarque même pas. Être blanc, c’est être humain ; être blanc, c’est universel. Je ne le sais que trop, car je ne suis pas blanche.” 

C’est notamment pour cela que des autrices comme Laura Nsafou souhaitent, à travers la littérature jeunesse, apporter des représentations positives aux jeunes enfants noirs,  notamment quant à leurs cheveux  qui sont encore aujourd’hui source de stigmatisation ou de moqueries. Cette volonté de représentation est de plus en plus présente et passe parfois par les choses simples du quotidien comme des pansements ou maquillage adaptés à notre carnation, des tenues “couleur chair”  variées car actuellement  cela fait souvent référence aux peaux blanches… En plus de nos représentations médiatiques qui sont soit absentes soit négatives, nous faisons face quotidiennement à ces petites choses excluantes. Cela souligne l’importance de la représentativité mais encore une fois cela ne suffit pas et Selma Sardouk a pu nous le rappeler:

“La représentativité, ça ne va pas démanteler le système. Être en bonne santé mentale dans une société qui est en quelque sorte malade, ce n’est pas forcément un objectif en soi. Il faut être en bonne santé oui mais aussi participer au démantèlement de la société avec les outils que l’on a. La représentativité autant ça peut nous aider sur certains plans autant si on en fait son cheval de bataille et que l’on pense que juste cela suffit on se détourne de l’objectif”

La thérapie décoloniale permet de faire un pas de côté par rapport à la thérapie dite “traditionnelle”. Il y a un travail de déconstruction et une volonté de prendre en compte l’influence de l’histoire et les violences coloniales dans nos constructions identitaires et l’image que l’on peut avoir de soi et nos communautés. Il est donc important de prendre conscience que les rapports coloniaux existent toujours et façonnent notre quotidien. Dans ce processus de déconstruction nous pouvons reprendre les termes de Frank Lao: Décolonisons-nous. 

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