L’art comme clé de compréhension de l’Histoire et de nos histoires : entretien avec Sarah Velazquez Orcel

Partie 2 – (R)Enseigner sur les enjeux culturels issus des histoires coloniales

 © INA

I 23.10.23 I Z

Doctorante en histoire de l’art, Sarah Velazquez Orcel nous invite à travers son compte Instagram et son carnet de recherches en ligne à comprendre une époque structurée par les images. En première partie, nous avons évoqué son parcours vers l’art et son lien avec le Mexique à travers ses recherches. On aborde à présent deux conséquences de la colonisation dans l’histoire de l’art mexicain : la question des pillages d’œuvres et leur demande de restitutions, et les enjeux des représentations dans l’art, en particulier celles des populations autochtones.

Doctorante en histoire de l’art, Sarah Velazquez Orcel nous invite à travers son compte Instagram et son carnet de recherches en ligne à comprendre une époque structurée par les images. En première partie, nous avons évoqué son parcours vers l’art et son lien avec le Mexique à travers ses recherches. On aborde à présent deux conséquences de la colonisation dans l’histoire de l’art mexicain : la question des pillages d’œuvres et leur demande de restitutions, et les enjeux des représentations dans l’art, en particulier celles des populations autochtones.

REPRÉSENTATION

France et Amérique latine : une histoire méconnue, malgré les conséquences encore actuelle de la colonisation dans les représentations

Sarah Velazquez Orcel souligne la méconnaissance qu’il peut y avoir de l’histoire de la France sur le continent américain, malgré les répercussions encore actuelles de cette histoire : “En France, on a l’impression que l’État n’a pas eu de rôle dans la colonisation de l’Amérique, ce qui en fait quelque chose d’”exotique”. Et du coup, peut-être qu’on a davantage conscience des dynamiques racistes et colonialistes envers d’autres communautés. Pourtant en Amérique du Sud, il y a la Guyane. La France a aussi colonisé le Québec et la Louisiane en Amérique du Nord. Et le Mexique a été envahi au XIXe siècle par Napoléon III qui y a installé un protectorat pendant cinq ans. Donc il y a une histoire coloniale qui est méconnue.” Elle induit pourtant des enjeux encore actuels : “Le fait qu’il y ait cette histoire-là fait qu’il y a eu une histoire de regard français posé sur le continent américain, et de ce qui en a été apporté en Europe et en France. Par exemple, on ne parle pas souvent du fait qu’à l’époque des zoos humains au Jardin d’acclimatation, il y avait aussi les soi-disants “derniers mayas”, “derniers aztèques”, qui étaient en réalité des autochtones.”

Il y a donc toute une histoire de construction de stéréotypes à propos des populations du continent américain. On le retrouve dans la représentation et les stéréotypes encore actuels : on avait ainsi rencontré Claudia Riviera en octobre 2022, à l’occasion de la première édition du Sabor Latino Month. On avait notamment parlé du travail que mène Claudia autour de la représentation des femmes latinas, que rappelle Sarah : “Il y a vraiment une hyper sexualisation du corps des femmes latinas qui vient aussi d’une hypersexualisation du corps des femmes autochtones, parce que depuis le XVIe siècle, il y a vraiment une fascination pour ces corps-là de la part des Européens. Il y a pleins de raisons : par exemple, à son arrivée, Christophe Colomb passe un long moment à décrire le corps des femmes etc. Il y a  vraiment eu des fantasmes sexuels qui pouvaient guider les colons : dans un livre intitulé “Les amours indiennes ou l’imaginaire du conquistador” (Pierre Ragon, 1992), l’auteur (pas du tout décolonial ni féministe) montre comment certains fantasmes sexuels ont guidés les routes des colons à la quête de quelle tribu serait la plus libérée sexuellement etc. Et aussi comment ils ont utilisé le fait que dans certaines sociétés où il y avait une acceptation des personnes LGBTQIA+, comme preuve qu’iels étaient des “enfants du diable” parce qu’il y avait des homosexuel·les etc. Et puis, comme je l’ai souligné quand je parlais de Pocahontas, on a aussi beaucoup utilisé le corps des femmes autochtones comme représentation de la terre à conquérir.”

Représentation de La Malinche

Des représentations féminines déconstruites aujourd’hui, et pouvant donner lieu à des redécouvertes, comme celle de la figure de la Malinche : La Malinche, qui s’appelle en réalité Malinali, est une figure emblématique : c’est une femme indigène qui pendant la colonisation a été vendue comme esclave aux conquistadors et à Cortes qui menait les troupes, et qui était vraiment une femme brillante parce qu’elle savait parler le nahuatl, le maya, le mixe, le zapotèque…et elle a appris très vite l’espagnol. Ce qui a fait qu’elle était l’interprète de Cortes, et c’est grâce à cette femme là que l’Espagne a aussi pu coloniser le Mexique parce qu’elle a aussi servi de diplomate pour faire des alliances etc. Du coup dans l’histoire mexicaine, c’était la figure par excellence de la traîtresse, et il y a vraiment cette idée que toutes les femmes mexicaines sont vénales, manipulatrices, parce qu’elles sont comme la Malinche. Alors que maintenant, avec les études qui ont été faites sur elle, on se rend compte que sans elle la colonisation aurait été beaucoup plus violente parce qu’elle a vraiment servi de diplomate. Cette figure a été beaucoup récupérée par les féministes mexicaines : des articles ont été écrits sur “Las Hijas de la Malinche” [“les filles de la Malinche”]. Donc en étudiant ces représentations de la conquête, je découvre aussi ces figures féminines là, et je me rends compte de comment elles impactent encore aussi la perception qu’on a des femmes.”

Étude des représentations et luttes intersectionnelles : des outils qui s’enrichissent 

Le cas de la Malinche est un exemple parlant d’imbrication de formes de domination liées au genre et au contexte colonial : “Je me suis vraiment rendue compte d’à quel point la colonisation en Amérique est aussi une colonisation patriarcale : dans le sens où dans cette dimension de colonialisme, le patriarcat est hyper important.” C’est quelque chose que l’on retrouve pour d’autres histoires coloniales : “Quand tu vois par exemple que la colonisation de la France en Afrique du Nord se fait parallèlement au développement des visions orientalistes dans la peinture, avec énormément de représentations de femmes dans les harems etc : il y aussi cette idée de conquérir les femmes, qu’on retrouve rien que par exemple dans les termes “conquête amoureuse”. C’est là où je me suis rendue compte que les deux [féminisme et anticolonialisme] étaient vraiment liés.”

Sarah Velazquez Orcel explique ainsi comment ce sont ses recherches et son travail qui ont nourri ses engagements féministes et décoloniaux, plutôt que l’inverse : “Quand j’ai choisi mon sujet de recherche sur l’art mexicain, j’avais décidé de ne pas choisir d’angle féministe parce que je voulais essayer d’être un peu objective (même si je n’y crois pas trop) mais pour ne pas avoir trop d’affect. Et finalement c’est mon travail qui a davantage nourri mon engagement : des fois on me dit que j’ai un regard militant, alors qu’en fait je trouve que ce sont mes recherches qui nourrissent mon engagement, plus que mon engagement qui guide mes recherches.”

En effet, si elle est investie assez tôt dans les luttes féministes, elle raconte avoir eu du mal à y trouver sa place. Et sa prise de conscience anticoloniale survient plus tard, dans une période où le féminisme inclut davantage cette question-là, par exemple avec des initiatives telles que “Décolonisons le féminisme”. 

Les outils intersectionnels sont cruciaux pour pouvoir analyser différentes facettes des sujets que traite Sarah Velazquez Orcel : on le voit notamment dans l’exemple de la figure de Frida Kahlo, qu’elle avait évoqué sur son compte Instagram à l’occasion d’une exposition sur les liens entre l’artiste et la mode au palais Galliera en 2022.

Extrait “Stroy à la Une : Frida Kahlo”, Sarah Velazquez Orcel (Instagram)

Crédit photo: Extrait “Stroy à la Une : Frida Kahlo”, Sarah Velazquez Orcel (Instagram)

Frida Kahlo est en effet une figure qui ne peut être comprise qu’à la lumière des enjeux de race, de genre, mais aussi de classe qui interviennent dans la vie de l’artiste, dans son travail, et dans sa postérité. Il peut être compliqué de prendre tous ces enjeux en considération mais cela est central selon Sarah. Elle interrogeait la présentation d’une influence de Frida Kahlo sur la mode, là où elle-même s’inspire de tenues traditionnelles de populations autochtones dont les cultures ne sont pas pour autant mises en valeur. Cela produit un double effet d’exotisation et d’invisibilisation des ces traditions :

“Tout est entrelacé”, résume Sarah, “mais j’essaie de traiter tous les sujets à la fois. Dans l’exemple de Frida Kahlo, elle est vue comme une icône féministe, et elle est parfois utilisée comme une icône antiraciste… Ça pose aussi la question des raisons du fait que Frida Kahlo ait acquis ce statut d’icône : c’est l’exotisme parfait, et elle-même participait de cela et répondait à ces attentes exotiques, et donc a trouvé un écho en Europe. Dans le même temps, quand Frida Kahlo est arrivée à Paris, elle a aussi été victime de racisme, visible dans les textes écrits par les surréalistes sur elle : c’est compliqué, mais du coup l’exemple de Frida Kahlo est vraiment intéressant pour parler de toutes ces dynamiques-là.”

Elle explique que la difficulté d’aborder un tel exemple dans toutes ses nuances dépend également du public auquel elle s’adresse : “Il y a un niveau zéro des connaissances par rapport à l’Amérique ici en France et par rapport aux autochtones, alors qu’on a la Guyane : du coup il y a des autochtones sur des territoires occupés par la France actuellement. Si je parlais à des Mexicain·es, ça serait différent. Par exemple, aujourd’hui j’ai essayé de faire une story sur le défilé Dior à Mexico [défilé du 20 mai 2023 au Collège de San Ildefonso à Mexico], et je me prends la tête parce que je suis les polémiques au Mexique aussi, et je vois comment là-bas iels ont totalement conscience que s’inspirer de Frida Khalo, alors qu’elle-même faisait de l’appropriation culturelle, est problématique.” À propos de ce défilé, Sarah souligne : “Ce qui est signifiant c’est que la directrice artistique du défilé Dior a dit qu’elle avait eu l’idée de la collection présentée à Mexico en visitant l’exposition au Palais Galliera : donc l’exposition n’a pas dû expliquer ces enjeux-là”.

L’esthétisation des luttes féministes mexicaines 

Ce même défilé Dior avait été critiqué par des féministes mexicaines pour avoir repris et mis en scène des slogans et chants de lutte contre les féminicides. Cet aspect est intéressant pour Sarah Velazquez Orcel, dans ce qu’il montre de la représentation des luttes féministes mexicaines, qu’elle relaie et soutient activement : “Cela fait plusieurs années que Dior fait des défilés “féministes”. Si je partais du principe que le féminisme passait par le fait qu’il y ait des femmes PDG, peut-être que je serai contente de ces défilés-là, mais en fait quand tu vois qu’ils viennent juste d’offrir le montant le plus haut jamais offert à quelqu’un qui a été reconnu coupable de violences conjugales, tu vois bien que ce qui est problématique ici c’est d’esthétiser les luttes. En cela, il y a aussi une vision coloniale : comparé à d’autres défilés féministes, ils y sont allé à fond avec la chanson [reprise de la chanson “Cancion sin miedo”], les robes ont été faites en collaboration avec Elina Chauvet, une artiste mexicaine qui avait fait une performance où elle avait mis des souliers rouges sur certaines grandes places de villes, pour symboliser toutes les femmes disparues et mortes [« Los Zapatos Rojos »]. C’est une artiste féministe mexicaine, mais blanche et plutôt de l’élite, donc il y a tout cela qui joue. Et le fait que Dior fasse ce défilé juste après le contrat avec J. Depp, c’est aussi un symptôme de comment les luttes féministes en Amérique Latine sont très fétichisées par les féministes ici en France.” 

Maria Grazia Chiuri lors du final du défilé Dior Croisière 2024 - Dior

Maria Grazia Chiuri lors du final du défilé Dior Croisière 2024 – Dior 

Ce dernier aspect est un constat partagé avec d’autres personnes : “Je sais que c’est une sensation que je partage avec d’autres personnes latinas ici et qui sont aussi dans les luttes féministes : il y a vraiment une fascination et fétichisation de ces luttes, qui va aussi avec le fait que dans les milieux de gauche, il y a une construction des iconographies de la violence. Du coup les regards qu’on a par rapport au Mexique est aussi fascinée par la “violence” des luttes féministes : certes, la société est beaucoup plus violente donc la réponse est plus violente. Mais, même s’il y a vraiment un énorme problème de féminicides au Mexique, en France aussi ; par rapport à notre nombre d’habitants, on a un nombre de féminicides qui est affolant.”

Selon elle, cette représentation se fait donc au détriment des hommes latinos : “Je pense qu’un facteur qui explique cela c’est l’idée que les hommes racisés sont beaucoup plus violents que les hommes blancs : Dior peut se permettre d’être féministe hyper extrémiste au Mexique parce ce cela se fait “contre” les hommes racisés. Et en plus, les hommes latinos américains ont la spécificité d’être vus comme des “machos”. Donc je pense que dans cette fétichisation des luttes, il y a l’idée que “les hommes racisés sont plus violents donc les luttes de leurs femmes sont plus légitimes”. Et Dior qui décide de faire ça juste après avoir offert le contrat à J. Depp, ça renvoie le message qu’un homme blanc qui a du pouvoir et de l’argent ne peut pas être aussi violent que les autres.”

RESTITUTION

Les oeuvres pillées en contexte colonial, et l’enjeu de leur restitution : le cas du Mexique

Récemment, Sarah Velazquez Orcel a partagé des explications et informations concernant les enjeux de demande de restitutions d’objets pillés pendant la colonisation en Amérique latine, et aujourd’hui présents dans des collections en Europe et en France. Elle nous résume ce qu’il faut comprendre concernant l’histoire de ces pillages : “D’abord, il y a la question des mots. Quand on parle de colonisation, souvent on emploie le terme de “guerre coloniale”, “conquêtes”, ce qui impliquerait par exemple dans le cas des guerres, que ce soit deux partis qui se sont fait la guerre. Dans le cas des “conquêtes”, il y a un côté plus chevaleresque, par exemple pour le Mexique, c’était au XVIe siècle, donc l’Espagne a parlé de “conquête du Mexique” parce que c’était dans la continuité des croisades… ce sont des mots qui détournent ce qu’était vraiment la colonisation : une invasion d’un pays qui a décidé d’envahir un autre. Plus j’avance dans mes recherches, plus je trouve que ces questions de mots sont importantes, pour ne pas euphémiser : face à une invasion, la résistance est évidente, mais c’était quand même à la base une invasion.”

Et les pillages font partie intégrante de toute invasion : “Si on prend par exemple hors du contexte colonial, les guerres napoléoniennes : Napoléon a ramené plein d’œuvres d’art d’Espagne et d’Italie pour les mettre au Louvre, dans l’idée de récupérer des trophées de guerre. En plus, avec le Louvre, Napoléon voulait faire de Paris le centre culturel et y réunir le plus d’œuvres et d’objets pour que ça rayonne.” Donc, il faut mettre en contexte ce premier aspect : “Ils étaient considérés comme des trophées, et des objets de curiosité, pour construire l’idée que l’Europe va conserver tous les patrimoines. L’ancêtre des musées en Europe, c’est les cabinets de curiosité des nobles dans leur château, qui réunissaient des choses “extraordinaires”, “curieuses”, par exemple une soi-disant corne de licorne, et aussi des objets d’autres pays…”

Ensuite, concernant les invasions coloniales, “les pillages ont été plus ou moins institutionnalisés : dans certains cas, les institutions coloniales étaient au courant de ce qui était pris etc. Mais dans la majorité des cas, c’étaient des pillages qui n’étaient pas du tout encadrés institutionnellement. Donc maintenant on se retrouve avec plein d’objets qui sont en Europe dans des collections publiques ou privées…” Et cela pose donc des questions très concrètes, par exemple dans le cas du Mexique dont le gouvernement dénonce régulièrement des ventes d’objets préhispaniques dans des collections privées européennes : “Comme ça été fait en dehors des institutions, comment prouver qu’un objet est arrivé de manière illégale ?”  

Plus j’avance dans mes recherches, plus je trouve que ces questions de mots sont importantes, pour ne pas euphémiser : face à une invasion, la résistance est évidente, mais c’était quand même à la base une invasion.

Sarah Velazquez Orcel

Le cas du Mexique est intéressant sur la législation concernant le patrimoine pillé : “Ils sont devenus indépendants tôt (car ils ont été colonisés tôt), mais très vite, l’État avait conscience de l’importance de ce patrimoine. Depuis la colonisation, même s’ il y a eu des violences et des efforts de destruction des objets et de cette culture, il y a toujours eu des personnes qui ont essayé à leur échelle de conserver certains de ces objets. Donc quand le Mexique est devenu indépendant, il a vraiment essayé de légiférer sur ça.”

Le patrimoine a très tôt été un enjeu : déjà avant l’indépendance, quand l’Espagne gérait ses colonies sur l’actuel Mexique, il y avait une forme de contrôle : “Les Européens ne pouvaient pas les visiter comme ils voulaient : cela est dû au fait que les autres pays européens ont diffusé ce qu’on appelle “la légende noire”, sur les violences que perpétrait l’Espagne dans ses colonies. En réaction, elle a complètement fermé les frontières pour pouvoir aussi gérer ce qui en sortait, ce qui était écrit et par qui.” Cela a donc eu une conséquence paradoxale pour le patrimoine après l’indépendance où les Européens ont pu entrer et circuler comme ils le voulaient au Mexique, notamment sur des territoires qui avaient été finalement assez préservés pendant la colonisation espagnole, comme le résume Sarah : “Lors de la colonisation espagnole, il y a plein de territoires qui n’ont pas été véritablement occupés par l’Espagne, comme le Mexique est un territoire très large : le Nord est un désert, une grande partie est de la jungle…donc il y en a pleins de sites qui ont été préservés car seules les communautés locales connaissaient les sites qui s’y trouvaient. Ce qui a fait que les Européens ont ensuite pu piller rapidement car il n’y avait pas de “liste” des sites, il y avait pleins de choses qui n’avaient pas du tout été sorties de terre… ”

Depuis plusieurs années, le gouvernement mexicain, relayé par l’ambassade mexicaine à Paris, réagit à des ventes aux enchères, en demandant leur annulation. S’il peut paraître étonnant que des demandes gouvernementales ne soient pas examinées, Sarah Velazquez Orcel souligne les rapports de force qui se dessinent ici : “Quand on voit que des personnes privées, et quelque chose d’aussi petit qu’une maison de vente, ont le courage et l’audace de s’élever face à un État, voire plusieurs États, c’est l’exemple parfait de comment la colonisation a façonné le monde et nos rapports : pour eux ça n’a pas de valeur.” Des arguments légaux sont également avancés pour expliquer l’impossibilité d’accéder aux demandes de restitutions :  “La législation française protège la propriété individuelle, et les maisons de vente demandent au Mexique de prouver eux-mêmes que ces objets ont été amenés de manière illégale, ce qui est difficile et presque impossible.”

Au-delà des restitutions : expliquer et (r)enseigner

Sarah Velazquez Orcel constate tout d’abord que les restitutions d’œuvres d’art s’effectuent plus facilement dans le cas où elles étaient la propriété de familles royales par exemple: “En Europe, on considère la propriété individuelle. Alors que souvent les pays colonisés l’ont été parce qu’ils proposaient un système différent, et dans certains de ces systèmes-là les œuvres étaient des propriétés globales, de certaines communautés.” 

Elle souligne également que parler des restitutions n’est pas le seul enjeu auquel il faut s’arrêter : “Rendre les objets n’est pas suffisant, il faut aussi que ça s’accompagne d’une réelle prise de conscience de la violence de la colonisation” . En 2021 ont été rendues au Bénin des oeuvres du trésor royal d’Abomey : un évènement qui peut être relativisé : au-delà du fait que ça été “un super coup de communication”, Sarah constate : “Au musée du quai Branly, il n’y a toujours pas d’explication, de cartels sur l’acquisition des objets et leurs places initiales. Donc, on a rendu, mais on ne change pas du tout et on ne profite même pas de cette occasion là pour faire quelque chose en ce sens.” Elle prend l’exemple de l’exposition « I miss you » au Rautenstrauch-Joest Museum de Cologne, mise en place en 2022 avant une restitution au Nigéria : “Ce musée avait décidé, avant de restituer les objets, de les exposer une dernière fois.”

Crédit photo: Joshua Hoehne

“Donc il y avait un côté communication sur l’effet “dernière occasion de voir les objets”, mais d’un autre côté, ils sont revenus à cette occasion sur la raison pour laquelle il fallait les rendre, ce qui est super intéressant et permet de faire un changement aussi dans les mentalités. Ce qu’a fait le musée du quai Branly, ça a fait les gros titres, mais il n’y a pas de traces dans le musée : donc demain, quelqu’un qui n’a pas suivi l’actualité et qui visite le musée ne va pas du tout avoir conscience de ces questions-là. Et c’est là où tu te rends compte qu’en France, il y a une peur d’aborder ces sujets-là.” Elle résume : “Donc cette question des restitutions est importante d’une manière symbolique, mais doit aussi être accompagnée d’un travail. Parce que si c’est juste “rendre pour rendre”, si ça continue de rester un tabou, si on continue d’invisibiliser ces histoires-là, rien ne va changer.”

En résumé : renseigner et enseigner, deux choses que Sarah Velazquez Orcel s’attache à faire à travers son travail, à retrouver sur son compte Instagram et son carnet de recherches en ligne.

La recommandation de Sarah Velazquez Orcel :

“Cette année j’ai enfin lu “Boderlands / La Frontera : The New Mestiza” de Gloria Anzaldúa, qui vient aussi d’être traduit en français et publié. C’est un livre publié en 1987, et qui est devenu depuis un classique dans le mouvement chicano aux Etats-Unis. L’autrice est née et a grandi au Texas, près de la frontière mexicaine, dans une famille mexicaine mais présente sur ce sol, qui a été colonisé par les Etats-Unis au XIXe siècle, depuis des génération; elle est aussi lesbienne. C’est une lecture passionnante, à la fois pour le format, c’est un essai à la fois politique, universitaire mais autobiographique, où elle mêle la poésie à la prose; mais aussi les langues, à la fois le castillan, l’anglais et aussi le nahua. Rien qu’avec ce format, elle remet en cause les normes dominantes dans les essais politiques ou les écrits universitaires, où des normes de formats et d’écrits nous sont imposées. C’est une réflexion sur les identités qui se trouvent à la frontière, à la fois concrète entre deux États, comme la frontière artificielle entre les États-Unis et le Mexique, mais aussi le fait d’être une femme dans une société patriarcale, le fait d’être lesbienne dans une culture hétéronormée. C’est une lecture qui a fait beaucoup écho à ma propre expérience et mon identité, que je trouve importante à replacer ici en France, qui a été traduit presque 40 ans après sa publication originale parce que quand on grandit entre deux cultures, deux pays, on a souvent l’impression d’être coupée en deux et d’être extrêmement seule. Alors c’est une joie quand on arrive à se reconnaître, à se reconnecter à d’autres êtres et récits.”

Crédit photo: éditions Cambourakis

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