Senghor et le dilemme existentiel entre africanité et francité

Crédit photo: Pascal Maitre/Jeune Afrique

I 20.02.23 I SELENA DAHAJEE, CHIGUECKY NDENGILA

Notre visite de la nouvelle exposition du musée du quai Branly “Senghor et les arts, réinventer l’universel” nous a donné envie de revenir sur le travail du premier président du Sénégal et de l’ambivalence qui ressort de l’action et du message d’un homme tiraillé entre affirmation de son africanité et assimilation à la française, « ma vie intérieure a été trop tôt écartelée entre l’appel des Ancêtres et l’appel de l’Europe, entre les exigences de la culture négro-africaine et les exigences de la vie moderne. Ces conflits s’expriment souvent dans mes poèmes. Ils en sont le nœud. »

Notre visite de la nouvelle exposition du musée du quai Branly “Senghor et les arts, réinventer l’universel” nous a donné envie de revenir sur le travail du premier président du Sénégal et de l’ambivalence qui ressort de l’action et du message d’un homme tiraillé entre affirmation de sa négritude et assimilation à la française, « ma vie intérieure a été trop tôt écartelée entre l’appel des Ancêtres et l’appel de l’Europe, entre les exigences de la culture négro-africaine et les exigences de la vie moderne. Ces conflits s’expriment souvent dans mes poèmes. Ils en sont le nœud. »

“Senghor et les arts, réinventer l’universel” : l’hommage au travail de Senghor

Pour celles et ceux qui s’attendraient à voir une rétrospective exhaustive de la vie du premier chef de l’État du Sénégal indépendant, ce n’est pas ce dont il s’agit ici. L’exposition “Senghor et les arts, réinventer l’universel” ne vise pas à retracer biographiquement le parcours de Senghor mais plutôt à valoriser les nombreuses initiatives qu’il a pu développer tout au long de sa carrière pour mettre en lumière la culture africaine et établir un pont culturel entre l’Afrique et l’Europe. À travers la politique culturelle de Senghor, cette exposition donne à voir les nombreux artistes et personnalités politiques qui ont également contribué à la valorisation de la diaspora africaine.

“Senghor et les arts, réinventer l’universel” au musée du quai Branly @jody.wrk

Crédit photo: jody.wrk

L’art au service de la politique et la politique au service de l’art

Léopold Sédar Senghor est né à Joal, au Sénégal en 1906. Poète et grand critique d’art, figure emblématique du mouvement de la Négritude, Senghor s’est engagé politiquement pour militer pour une meilleure considération de la diaspora africaine. L’art et la politique sont alors deux aspects indissociables de son parcours. Pendant son mandat présidentiel (de 1960 à 1980), environ un quart du budget de l’État était consacré au développement du secteur culturel africain et à l’éducation. 

 » Tant que l’art des Noirs n’aura pas imposé sa reconnaissance, les Noirs ne seront pas considérés comme des humains.« 

W.E.B Du Bois 

“Senghor et les arts, réinventer l’universel” au musée du quai Branly @jody.wrk

Crédit photo: jody.wrk

Sous sa présidence ont alors été créées de nombreuses institutions artistiques, telles que le théâtre national “Daniel Sorano”. Des écoles d’art, à Dakar notamment, vont proposer un enseignement pluridisciplinaire (musique, danse, arts dramatiques, arts plastiques). En 1966, Senghor inaugure la manufacture nationale de la tapisserie de Thiès ainsi que le musée Dynamique, qui met en avant les artistes nationaux. 

Pour mettre en valeur une création africaine contemporaine, ancrée dans le 20e siècle, Senghor va programmer le premier festival mondial des arts nègres en 1966 au Sénégal, organisé par Présence Africaine, la revue panafricaine semestrielle fondée par Alioune Diop  en 1947. C’est un festival artistique créé par des Africains, sur le sol africain, exposant leur richesse artistique. 

Une approche qui ne fait pas l’unanimité 

Sa vision institutionnelle des arts lui a par ailleurs été reproché par le collectif Agit’Art fondé par l’artiste Issa Samb en 1974. Toujours présent aujourd’hui, ce collectif continue d’interroger la place de l’artiste dans la société. Senghor envisageait l’enseignement artistique uniquement par le biais d’institutions culturelles et valorisait à moindre mesure les autodidactes. Il a tout de même permis, à travers ses échanges transatlantiques divers, d’œuvrer pour une reconnaissance des arts d’Afrique et de la diaspora africaine. Il considérait les artistes de son pays comme des ambassadeurs révélant, sous toutes ses formes et au-delà des frontières, la riche culture africaine. 

Senghor entre africanité et francité : un métissage vécu comme un dilemme existentiel

Un appel à la mobilisation des opprimé·es

Si l’indépendance n’était pour lui qu’une illusion telle qu’il ne l’évoquait peu, il défendait tout de même que la « résistance à l’oppression est le devoir le plus sacré en démocratie. » comme le rappelle Florian Bobin dans cet article du magazine Afrique XXI. Dénonçant le racisme, la colonisation et la ségrégation raciale, il a crée le premier congrès des écrivains et artistes noirs à la Sorbonne (Paris), en octobre 1956.

Un enracinement dans les valeurs et civilisations du monde noir…ouvert sur le monde occidental

La Négritude est pour Senghor, un enracinement dans les valeurs et civilisations du monde noir. Cependant celle-ci se doit d’être ouverte sur le monde. Senghor proclamait la Négritude humaniste du 20e siècle et lançait un appel au métissage culturel où chaque civilisation, accompagnée de ses valeurs, participerait à créer une civilisation universelle. L’idéologie de Senghor est en ce sens complètement alignée à l’universalisme républicain encore au fondement de la société française aujourd’hui.

Senghor ou le père fondateur de la francophonie

Senghor était aussi un ardent défenseur de la francophonie. Il a étudié au prestigieux lycée parisien Louis Le Grand où il s’est lié d’amitié avec Georges Pompidou qui deviendra plus tard président de la république française. Il a d’ailleurs été ministre en France et a été le premier africain à siéger à l’Académie française. Il prônait la diplomatie culturelle et incarnait par ses actions et ses discours un pont entre le Sénégal et la France, l’Afrique et l’Europe. Une proximité perçue par certain·es comme une porte ouverte à l’impérialisme français sur le peuple sénégalais et plus largement sur tous les peuples anciennement colonisés. Mais pour lui, la Francophonie n’etait pas une “machine de guerre montée par l’Impérialisme français”, mais un moyen de dépasser le colonialisme via une décolonisation culturelle.

Leopold Sedar Senghor et le dilemme existentiel entre africanité et francité
Leopold Sedar Senghor et le dilemme existentiel entre africanité et francité

Crédit photo: jody.wrk

Un discours favorable à la suprématie blanche….

La pensée profondément humaniste de Senghor était totalement en accord avec le modèle d’intégration à la française qui reposait sur l’assimilation des peuples dits indigènes et la mission civilisatrice de la colonisation. Selon Senghor les personnes colonisées devaient « s’assimiler l’esprit de la civilisation française », pour qu’elle « féconde les civilisations autochtones et les fasse sortir de leur stagnation ou renaître de leur décadence ». Cette pensée a contribué à faire de lui une personnalité appréciée par l’élite coloniale, même la plus extrême. Ainsi, dans le quotidien d’extrême droite l’Action française du 4 octobre 1937, on pouvait lire que Senghor est « le type de ces élites indigènes dont la France a le droit d’être fière ». Ce discours, qui reste d’actualité, fait écho à ce qu’on entend par l’expression le·la “bon·ne immigré·e” de nos jours. 

…finalement peu reconnaissante 

Malgré son amour pour la culture et la langue française qu’il n’a cessé de montrer, malgré le rôle qu’il a joué dans la création et la promotion de la Francophonie, malgré son engagement pour la France pendant la guerre de 39-45 durant laquelle il a été enrôlé dans un régiment de tirailleurs coloniaux, l’hexagone ne semble pas lui être reconnaissante comme l’atteste l’absence du Président français lors des obsèques de Senghor, à Dakar en 2001. Cette absence perçue comme une forme de mépris a participé à alimenter un sentiment anti-français parmi la nouvelle génération sénégalaise. 

Les tiraillements de Senghor entre africanité et francité, l’acceptation de l’assimilation à la français tout en militant contre l’oppression du dominant, le sentiment de gratitude et de reconnaissance restent d’actualité et font écho à la réalité de beaucoup de personnes immigré·es ou issues de l’immigration post-coloniale. Pour découvrir les témoignages que nous avons recuilli sur l’expérience des immigré·es et leur descendance en France, c’est ici

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