Nos discours censurés ? La parole publique des personnes racisées
I 26.02.24 I Melissa Dehili
En tant que personne racisée, lorsque nous nous exprimons dans l’espace public, nous savons pertinemment que nous allons subir une vague d’insultes, du cyberharcèlement ou encore des micro-agressions. Par exemple, en écrivant ces lignes il est fort probable que des personnes diront que c’est “encore” de la victimisation, qu’il y a des choses plus grave ou encore que la “vraie” censure c’est le “wokisme”. Mais pour pouvoir déceler ces mécanismes plus ou moins invisibles il faudrait l’étudier ou tout simplement l’avoir vécu.
En tant que personne racisée, lorsque nous nous exprimons dans l’espace public, nous savons pertinemment que nous allons subir une vague d’insultes, du cyberharcèlement ou encore des micro-agressions. Par exemple, en écrivant ces lignes il est fort probable que des personnes diront que c’est “encore” de la victimisation, qu’il y a des choses plus grave ou encore que la “vraie” censure c’est le “wokisme”. Mais pour pouvoir déceler ces mécanismes plus ou moins invisibles il faudrait l’étudier ou tout simplement l’avoir vécu.
Nous pouvons constater que nos discours sont “censurés” à trois niveaux: au niveau du champs médiatique et/ou politique, au niveau de notre communauté (ethnique et/ou religieuse): sujets tabous, refus de discours dénonçant un phénomène…et enfin, par nous même via une auto-censure afin de ne pas stigmatiser notre communauté ou afin d’éviter des violences (insultes, cyber-harcèlement). Dans cet article nous allons voir que cette “censure” de la parole se fait par plusieurs procédés:
- Une absence de nos discours dans l’arène médiatique
- La mise en place d’une violence symbolique afin de dissuader la prise de parole
- La volonté de discréditer les discours ou les porteurs et porteuses de ces discours
- L’accusation de victimisation
- Le cyber-harcèlement, les insultes et les menaces via les réseaux sociaux
- L’instrumentalisation de nos discours afin d’alimenter les oppressions, discriminations, clichés…
Rappelons qu’un discours n’existe que s’il est publicisé, en nous empêchant de faire entendre notre voix, nos existences sont effacées, c’est notamment pour cela que chez BISSAI partager nos voix est extrêmement important.
Un silence paradoxal: une confiscation de la parole des personnes concernées
Crédit photo: Priscilla Du Preez
Les exemples les plus flagrants restent ceux des femmes portant le voile ou encore des “jeunes de banlieue”, pourtant même si nous ne sommes pas directement concerné.e.s par ces catégories, nous nous sentons montrés du doigt car nous partageons nos altérités. Nous savons que nous serons toujours “ l’autre ”. Ces termes résument un individu à une seule caractéristique afin de servir la stigmatisation. Cela permet de créer un personnage médiatique sans humanité.
En effet, sur les chaînes d’informations, rares sont les fois où nous voyons des personnes concernées prendre la parole. Lorsque c’est le cas, nous avons l’impression d’assister à une mise en accusation où la personne invitée devra répondre à tous les maux de la société. Afin d’illustrer cela, nous pouvons prendre le cas de Sarah EL ATTAR ou encore Lilia BOUZIANE. Elles seront mise face à des personnes d’extrême droite ou prônant un discours islamophobe, ce format n’est pas anodin… il y a le souhait de faire du spectacle. Cette parole donnée n’est pas désintéressée et elle a un prix: les violences et le cyber-harcèlement, il suffit de suivre notre consoeur Rokhaya DIALLO pour constater la violence quotidienne. Durant ce type d’échange, les personnes invitées ne sont pas considérées, leur légitimité est remise en cause et leurs discours sont sans cesse interrompus dans le but de les décrédibiliser (les personnes exerçant ces interruptions sont perçues comme plus persuasives, capables…).
En invisibilisant, les personnes concernées cela permet de les déshumaniser favorisant ainsi les propos violents sans contre discours. En effet, ayant peu de remise en question, cela donne l’impression d’entendre des discours qui rendent compte d’une réalité. Or nous faisons face à une construction sociale autour de personnages médiatiques caricaturés et instrumentalisés, ce type de construction a pu être abordée par Thomas DELTOMBE avec son ouvrage L’islam imaginaire: La construction médiatique de l’islamophobie en France.
Mais il est assez difficile d’accéder à ces espaces, d’ailleurs des associations de journalistes ne cesse de monter aux créneaux afin de dénoncer cela. Le racisme est présent au sein même des écoles formant les journalistes de demain, à partir de ce postulat que pouvons nous attendre des médias quant à notre parole ? Fort heureusement, chaque jour de nouvelles initiatives naissent ! Les espaces “légitimes” étant difficiles d’accès ou tout simplement trop violents nous avons pu mettre en place des supports d’expression alternatifs. Nous créons nos contenus via des associations, médias: presse, radio, blog, podcast, réseaux sociaux. Dans ces espaces nous faisons face aussi à de la violence, de nos détracteurs habituels mais également des membres de nos communautés.
“Wokisme” et “victimisation”: la délégitimation de la parole des concerné.e.s
Crédit photo: Michael Dziedzic
“Wokisme”, “islamo-gauchiste”, “gauche caviar”, “bobo”… Vous avez sûrement entendu ces termes qui peuvent varier d’une époque à une autre. En ce moment, c’est le terme “woke” qui a le vent en poupe. Ce terme anglophone signifie être éveillé.e aux injustices sociales, donc sur le papier cela à l’air d’être une bonne chose… Pas pour certains médias ou personnalités politiques. En effet, ce terme est utilisé pour stigmatiser les militant.e.s de la justice sociale. Cela a pu commencer dans le monde universitaire et notamment en sciences sociales, politiques et universitaires ont pu rapidement monter au créneau à travers des tribunes et autres interventions publiques.
Ces termes sont des catégorisations volontairement flous permettant d’imposer une vision négative aux mouvements luttant contre les injustices. L’anti-racisme, les luttes LGBTQ+ ou le féminisme, seraient des dangers pour la république et surtout la liberté d’expression selon les discours les plus radicaux. Tantôt présentés comme un danger tantôt ridiculisés, ses combats considérés de “gauche” sont assez mal réceptionnés dans le monde médiatique et politique. Trop agressif, trop dans l’émotion, trop subjectif, sous un prisme victimaire… voici les principaux arguments contre ce type de discours, attaqué souvent sur la forme que le fond.
Sur la scène médiatique notre présence reste politique et les rapports de domination y sont reproduit. Si notre discours ne rentre pas dans les clous, notre présence sera rapidement remise en cause. Nous avons un exemple récent avec Barbara OLIVIER-ZANDRONIS qui a pu être évincée de la chaîne RCI Guadeloupe suite à son interview de Jordan BARDELLA:
“Interview musclée”, “interview à charge”, “interview tendue”
Voici ce que l’on peut lire sur les réseaux sociaux mais aussi en titre de différents médias grand public. Jordan BARDELLA va jouer sur la décrédibilisation de son interlocutrice afin d’éviter de répondre à la question posée:
“les écoles de journaliste ce n’est plus ce que c’était”, “ Arrêtez d’être agressive sinon je m’en vais ”, “vous m’agressez depuis 9 minutes”
Il y a une remise en cause de son statut de journaliste en pointant du doigt son côté agressif et son manque d’impartialité, Jordan BARDELLA va donc jouer sur un cliché très répandu… Celui de la “angry black woman”, ne pouvant répondre à la question il va insister sur la forme des questions supposées agressives.
Ce qui va être mis en avant pour décrédibiliser nos discours sera notamment la dimension victimaire ou un militantisme trop extrême et cela nous pouvons le constater au travers des nombreux articles au sujet des supposés dangers du “wokisme”:
Auto-censure: instrumentalisation et devoir de représentation
Crédit photo: Michael Dziedzic
Les réseaux sociaux sont des supports d’expression extraordinaires pour les personnes qui n’ont pas de voix dans l’arène médiatique mais cela comportent aussi des risques puisque nous nous exposons directement à la violence. Par exemple chez Bissai nous recevons beaucoup de commentaires violents et/ou à caractère racistes:
Alors bien entendu lorsque nous nous exprimons, nous avons des attaques de nos détracteurs habituels comme les partis de droite, d’extrême droite, les réactionnaires comme nous pouvons les appeler dans le jargon politique. Mais aussi parfois au sein de notre propre communauté, par exemple prenons le cas de la communauté nord-africaine, parfois il peut être difficile de dénoncer la négrophobie en Afrique du nord, pourtant cela est une réalité constatée scientifiquement mais il y a un déni à ce sujet et lorsqu’une personne de la communauté nord-africaine le dénonce, nous avons le droit à des insultes, des réponses agressives…
Il suffit de voir lorsqu’un couple mixte poste une photo sur les réseaux sociaux, les réactions sont d’autant plus violentes lorsqu’une femme nord-africaine est en couple avec un homme noir. En 2023 Majda Sakho épouse du footballeur Mamadou Sacko avait posté une photo de famille sur Twitter qui avait suscité beaucoup de réactions négatives. Depuis la jeune femme à tout simplement désactivée les commentaires sous ses publications.
Mais la dénonciation de la négrophobie est à double tranchant… En effet, nos propos pourront être aussi instrumentalisés afin d’alimenter les clichés racistes à l’égard de la communauté nord-africaine: misogyne, raciste, fermée d’esprit… Parfois afin d’éviter des attaques ou une instrumentalisation nous allons essayer de prendre plus de précaution ou tout simplement ne pas s’exprimer. D’où l’importance parfois de créer des cercles de discussions en non mixité afin de pouvoir s’exprimer sur un sujet qui nous pèse sans jugement et violence au détriment d’une parole publicisée.
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