LE PROCÈS DES CHAGOSSIEN·NE·S
Océan Indien et colonisation : récit d’un exil à l’Île Maurice et revendications décoloniales

credit photo : Morgan Fache

I 08.02.24 I Selena Dahajee

Près d’une cinquantaine d’années après l’expulsion des Chagossien·ne·s par le Royaume-Uni afin d’installer sur leurs terres une base militaire commune avec les États-Unis, cette lutte décoloniale obtient de nouveaux éléments juridiques en faveur de la restitution de l’Archipel des Chagos à l’Île Maurice. Une restitution ayant pour dessein de permettre à cette communauté exilée un retour sur leurs îles.

Près d’une cinquantaine d’années après l’expulsion des Chagossien·ne·s par le Royaume-Uni afin d’installer sur leurs terres une base militaire commune avec les États-Unis, cette lutte décoloniale obtient de nouveaux éléments juridiques en faveur de la restitution de l’Archipel des Chagos à l’Île Maurice. Une restitution ayant pour dessein de permettre à cette communauté exilée un retour sur leurs îles.

Je dirai aux juges d’où je viens. Je leur parlerai d’un pays qui laissait vivre ses enfants, qui ne les affamait pas, qui respectait leur mémoire. Mon pays volé. Je leur ferai entendre la fêlure dans la voix de ma mère, je leur dirai pourquoi ma vie n’est pas de vivre, mais seulement de me battre. Pas une vie gâchée, non. Une vie donnée. Dédiée.
Je lutte depuis le premier jour. C’est inscrit en moi.

Extrait du roman de Caroline Laurent, Rivage de la colère

L’histoire d’une lutte contre le colonialisme Britannique

La lutte des Chagossien·ne·s s’inscrit dans une dynamique décoloniale à travers divers combats juridiques débutants dans les années 1970. Situé au sein de l’Océan Indien, les Chagos représentent un archipel d’une soixantaine d’îles, dont l’île principale est Diego Garcia. À l’origine, les Chagossien·ne·s, communauté colonisée issue de différents pays d’Afrique Subsaharienne ou encore d’Inde, vivaient du commerce de coco et de son exportation, huile de coco et coprah étaient monnaie d’échange.

En 1814, La reine Elizabeth II acquiert l’Archipel des Chagos et décide de le fusionner avec l’île Maurice en 1903. L’île Maurice et les îles Chagos, de par leur histoire commune et cet accord officiel, deviennent alors deux communautés liées. Une fusion qui, une soixantaine d’années plus tard, s’achève en raison des nouvelles perspectives du Royaume-Uni concernant ce territoire jugé stratégique.

En 1965, l’Île Maurice, une communauté autonome, en voie d’indépendance, se voit céder au Royaume-Uni les Îles Chagos. À travers la tenue d’une conférence constitutionnelle, les britanniques reconnaissent le principe d’accession à l’indépendance pour Maurice. Complice ou contrainte ? Des ententes de coopération sont donc conclues entre Seewoosagur Ramgoolam, futur gouverneur général de Maurice, et le Premier ministre britannique Harold Wilson, qui aurait menacé de bloquer l’indépendance de Maurice si celle-ci rejetait l’accord. Dans un climat violent, l’île Maurice devient alors indépendante en 1968.

Ça veut dire quoi, l’indépendance ? Qui est indépendant ? L’êtes-vous vous-même ? J’ai longtemps cru en ce rêve. Liberté, autonomie. Applicable aussi bien en politique que dans l’intimité. Je t’aime, je ne t’aime plus, si je ne t’aime plus je pars, ma vie ouverte aux quatre vents. Je crois que je me trompais. L’indépendance, je veux dire la pure, la véritable, l’absolue, n’existe pas. On est toujours le colonisé d’un autre. Ce constat nous oblige. Les Chagos dépendaient de Maurice, qui dépendait du Royaume-Uni, qui dépendait de l’Europe, qui dépendait des Nations Unies, qui dépendaient du monde démocratique. Qui a entendu parler de nous ? Diego Garcia, Peros Banhos ? Non, connais pas. Qui sait ce que le monde démocratique nous a infligé ? Croyez-moi. Notre sort vous concerne tous, et sans doute bien au-delà de ce que vous pouvez imaginer.

Extrait du roman de Caroline Laurent, Rivage de la colère

C’est à la suite de cet accord que les habitant·e·s se font expulser de leurs terres natales en direction de l’Île Maurice et, pour certain·e·s, des Seychelles. Les animaux sont brûlés par les forces américaines et les chagossien·ne·s entassé·e·s dans les cales afin d’investir les bidonvilles de Maurice. 

Je me souviens des couleurs. Le reste vide, oublié. Le soleil descendait dans la mer et la mer n’était plus bleue mais orange. Le rouge des femmes. Le noir de la cale. Nos peaux tassées. Le gris cendre d’un chien. Je me souviens du vert, du beige et du kaki. Et au milieu de tout ça, les pleurs de ma mère.

Extrait du roman de Caroline Laurent, Rivage de la colère

Processus de décolonisation et droit international : un crime contre l’humanité (crime de déportation forcée, de persécutions raciales et de discriminations)

Un territoire stratégique pour l’Occident : c’est donc en 1967 que le Royaume-Uni conclut un protocole avec les États-Unis afin de transformer l’Île de Diego Garcia, île principale de l’archipel, en une base militaire commune. Cette base devient alors tour de contrôle et lieu de transit stratégique. Afin de conclure ce “bail” politique expirant en 2036, le Royaume-Uni se plie à une condition des États-Unis : expulser toutes les communautés de l’archipel et non uniquement celles résidant sur l’Île de Diego Garcia afin “d’éviter toute difficulté politique”. Le Royaume-Uni entame donc la déportation de 2 000 Chagossien·ne·s selon un principe : ignorer une résolution de l’ONU de 1960 concernant le droit à l’autodétermination. En effet, “le succès du projet”, selon les responsables de Whitehall, reposait sur le fait de “maintenir le prétexte qu’il n’y avait pas d’habitant·e·s permanent·e·s. Cela leur était nécessaire pour éviter de devoir les reconnaître comme des personnes « dont les droits démocratiques doivent être sauvegardés« . 

À la suite de cet événement, les réflexions du Royaume-Uni concernant un possible retour des Chagossien·ne·s sur leurs îles ne cessent d’être remises en cause. Londres rédige en 1971 une ordonnance sur l’immigration selon laquelle l’entrée serait strictement contrôlée par permis. Cette ordonnance est notamment un élément significatif de l’affaire. En effet, celle-ci violerait l’article 29 de la Magna Carta qui interdit le bannissement des citoyen·ne·s du Royaume. L’ordonnance visait à “dissimuler les faits relatifs à la population, à éviter autant que possible et le plus longtemps possible, toute responsabilité financière, juridique ou morale dans le sort des illois·es”. Cependant, les Chagossien·ne·s étant citoyen·ne·s britanniques, la haute cour de Londres a reconnu que le gouvernement ne peut pas exiler ses propres citoyen·ne·s. Depuis une quinzaine d’années, le Royaume-Uni a consenti à ce que quelques-un·e·s, retournent comme simples touristes sur ce “territoire britannique de l’Océan Indien” (BIOT).

Un groupe de Chagossien·ne·s lors d’une messe célébrée par le pape François, à Port-Louis, à Maurice, en septembre 2019. Crédit photo : DAI KUROKAWA/EPA/MAXPPP

Les Chagossien·ne·s n’ont cessé de se battre afin d’acquérir des droits leur permettant un retour dans leurs îles. En insistant sur le fait que la présence de cette base militaire n’est pas remise en cause, la communauté chagossienne souhaite réinvestir les différentes îles de l’Archipel et les zones non investies de l’Île de Diego Garcia. Depuis des années, plusieurs procès sont alors portés devant les tribunaux juridiques britanniques et devant la cour européenne des droits de l’Homme, mais ces revendications restent rejetées car n’impliquant pas le droit international public, lié à la décolonisation. La cause des Chagossien·ne·s prend de l’ampleur dès lors que l’île Maurice s’investit diplomatiquement dans cette lutte et revendique la souveraineté de l’Archipel. Une revendication dans un premier temps soutenue par l’Union Africaine, puis par l’Assemblée Générale de l’ONU qui demande à ce que l’affaire soit portée devant la Cour internationale de Justice des Nations Unies. 

L’île Maurice porte alors l’affaire devant la CIJ des Nations Unies et demande un avis consultatif sur le processus de décolonisation de Maurice. La CIJ des Nations Unis statue à quasi l’unanimité : la décolonisation de Maurice n’a pas été faite conformément au droit international dans la mesure où le Royaume-Uni avait détaché l’Archipel des Chagos avant d’accorder l’indépendance à l’Île Maurice en 1968, ce qui relève du démembrement d’un territoire colonial. Cette résolution a été adoptée par 116 pays. Ce sont en grande partie les pays africains qui ont voté favorablement, alors que les avis étaient davantage partagés au sein des pays de l’Union européenne. Six pays, dont les États-Unis, ont voté contre, et 56 se sont abstenus. Cet avis d’une quarantaine de pages, publié en février 2019, stipulait que Londres avait six mois pour restituer l’Archipel des Chagos à l’Île Maurice. Un avis qui, bien que comportant une forte valeur politique et symbolique, reste consultatif et non exécutif ce qui a permis au Royaume-Uni d’annoncer qu’il ne comptait pas céder l’Archipel dans les six mois impartis.

Quel avenir pour Maurice et les Chagossiens ?

Rue Diego Garcia à Maurice, credit : Morgan Fache

J’aurais préféré ne jamais naître. Ne pas avoir à endurer ça. Cinquante ans de combat, d’appels, de sollicitations, de réunions d’avocats, de procès, d’attente. Pitié pour les Chagos ! crie la presse aujourd’hui. Quelle pitié ? Je vous la laisse, celle-là, je n’en veux pas. Justice, dignité, liberté des peuples ! Ce que nous demandons à notre adversaire, inventeur de ces valeurs, c’est de se les appliquer à eux-mêmes

Extrait du roman de Caroline Laurent, Rivage de la colère

Jagdish Koonjul, l’ambassadeur mauricien auprès de l’ONU, a hissé en 2022, le drapeau de Maurice sur une des îles de l’Archipel des Chagos, Peros Banhos. “Nous faisons l’acte symbolique de hisser le drapeau, comme les Britanniques l’ont fait tant de fois pour établir des colonies, pour réclamer ce qui nous a toujours appartenu”. Cet avis de la Cour internationale de Justice des Nations Unies est un véritable soutien à l’Île Maurice afin d’agir en faveur de cette restitution. Cette lutte entamée depuis une cinquantaine d’années continue d’exister afin de permettre à cette communauté déracinée de retourner sur ses terres. Malgré le fait que le décret qui les a chassés soit illégal, Londres continue d’ignorer toutes les décisions de justice en défendant le “rôle défensif” que constitue la base militaire, qui pour rappel, n’est pas remise en cause par les Chagossien·ne·s. Un rapport de Human Rights Watch d’une centaine de pages intitulé “C’est là que le cauchemar a commencé” appelle notamment les gouvernements britanniques et américains à accorder sans conditions réparation aux Chagossien·ne·s et à permettre leur retour immédiat sur leur territoire. 

Le Premier ministre de Maurice, Pravind Jugnauth, estime que « le temps est arrivé pour le démantèlement de la dernière colonie britannique en Afrique ». Olivier Bancoult du Chagos Refugees Group, qui a été expulsé des îles à l’âge de quatre ans, a déclaré lors de sa visite dans les îles “L’importance de ce voyage est que nous pouvons envoyer un message au Monde (…) sur le genre d’injustice que le gouvernement britannique, avec l’aide du gouvernement américain, a infligée à notre peuple (…) Si nous étions des Blancs aux yeux bleus, peut-être aurions-nous été mieux traités, comme les habitants des îles Falkland ?

Ce n’est pas grand-chose l’espoir.
Une prière pour soi. Un peu de rêve pilé dans la main, des milliers d’éclats de verre, la paume en sang. C’est une ritournelle inventée un matin de soleil pâle. Pour nous, enfants des Îles là-haut, c’est aussi un drapeau noir aux reflets d’or et de turquoise. Une livre de chair prélevée depuis si longtemps qu’on s’est habitués à vivre la poitrine trouée. Alors continuer. Fixer l’horizon. Seuls les morts ont le droit de dormir. Si tu abandonnes le combat, tu te trahis toi-même. Si tu te trahis toi-même, tu abandonnes les tiens.

Extrait du roman de Caroline Laurent, Rivage de la colère

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