CHRONIQUE D’ÉTÉ

FEUILLETON MAROCAIN

Payer ma dette

Feuilleton marocain : payer ma dette

Crédit photo : Ministère de l’Industrie, du Commerce, de l’Economie Vente et Numérique

I 18.08.23 I Zahra Allouche-Binet

Payer ma dette - Feuilleton marocain n°8

par زهرة

Il n’y a pas que les serveur.euse.s qui me demandent si je suis marocaine ou française ces derniers temps. Il y a tout juste un mois je commençais à travailler alors que je ne l’avais pas cherché (ici quand t’es blanc t’as vraiment juste à traverser la rue…). Et le privilège n’est pas un mythe. Après un mois de travail mon CV n’a toujours pas été examiné, mon salaire a déjà été négocié – un presque mi-temps payé presque le temps plein d’un employé marocain à trois ans de la retraite avec une famille à nourrir. Sans compter que la langue n’a été qu’un détail. Il était presque plus important de parler français et anglais qu’arabe dans un pays arabe où les langues officielles, contrairement à ce que l’on pense, ne comportent pas le français mais bien l’arabe et l’amazigh. Un « Salam alikoum, marhba » feront l’affaire. 

Mais qu’est-ce que je dois en faire de ce privilège ? C’est bien d’en avoir conscience mais est-ce que la solution serait de démissionner ou de l’utiliser à bon escient ? 

La réalité c’est que la branche dans laquelle je travaille aujourd’hui n’est pas la plus cotée chez les marocain.e.s (pour en avoir discuté avec elles.eux). Difficilement accessible pour les classes populaires ou rurales, ce job s’orienterait alors plus vers un public au capital culturel déjà présent et donc malheureusement mais directement à l’élite du royaume ou du moins à sa classe bourgeoise. Mais pour cette classe le dilemme semble autre part : partir faire ses études à l’étranger et y rester travailler ou se diriger vers des filières monétisables dites de l’excellence – médecine, ingénierie ou droit*. De facto la culture, le livre ou l’édition ce n’est pas ce qui ramène la carrière la plus enrichissante financièrement mais c’est visiblement ce qui demande le capital que l’élite possède. Et là arrive la pyramide des privilèges.

Passer d’un pays du Nord à un pays du Sud** ça veut dire sauter un étage de chaque pyramide (dans le cas du France > Maroc). Je suis passée de la fille arabe (à moitié) de classe moyenne française à une presque fille blanche bourgeoise marocaine (avec, dans certaines circonstances des privilèges réservés aux hommes)***. 

Et on y prend rapidement goût – humain insatiable que nous sommes nous devenons exigeant quant à notre train de vie. Je me retrouve alors à capitaliser sur la valeur de la devise la plus avantageuse des deux pays pour vivre dans l’autre – le salaire marocain étant dérisoire quand on est habitué au confort de l’euro au Maroc. Le fait est qu’on est quand même entrain de retirer une potentielle opportunité à un local**** 

C’est le serpent qui se mord la queue. Alors en attendant, j’apaise ma conscience et mon manque de légitimité en payant mes (1% d’) impôts.

Au Maroc.

À Rabat, le 11 août 2023

زهرة

*Je parle ici d’une majorité grossière et n’entends pas compter tout le monde dans le même panier. 

**Ces appellations étant discutables et relatives. 

***Les traits sont un peu exagérés pour montrer le mouvement de pensée mais bien sûr tout dépend du contexte et de la position. C’est toute la thèse sur l’intersectionnalité que Kimberley Crenshaw théorisait dès la fin des années 80 

****Mais là aussi tout dépend de sa position ou de son statut dans le pays. 

Française et Marocaine, Zahra Allouche-Binet est chercheuse, diplômée de la Haute École des Arts du Rhin et de l’Institut d’Ethnologie, à Strasbourg. Début 2020, elle commence une enquête au Maroc sur les espaces liminaux – des objets entre « art » et « artisanat » aux conditions diasporiques des descendants d’immigré.e.s. En parallèle, elle est critique culturelle et écrivaine pour Bissai Media et Dune Magazine. Pour encore plus de contenu de Zahra, rdv sur son site internet allouchebinet. com

Zahra Allouche-Binet