CHRONIQUE D’ÉTÉ

FEUILLETON MAROCAIN

 Alifoun, baoun, taoun…*

Feuilleton marocain : Alifoun, baoun, taoun...

Crédit photo : Zahra Allouche-Binet,  Livre d’arabe de Malik Nejmi au Palais de la Porte Dorée, Exposition ce qui s’oublie et ce qui reste (2021)

I 26.06.23 I Zahra Allouche-Binet

Alifoun, baoun, taoun... - Feuilleton marocain n°3

par زهرة

Mais pourquoi tout le monde me parle français avant même que je n’ai ouvert la bouche ? Pourquoi mes quelques mots marmonnés en arabe sont aussitôt contrecarrés par une réponse en français parfait ? Pourquoi toute ma famille marocaine peu importe le milieu social, le niveau d’étude ou le train de vie échange avec moi en français alors que l’on s’est attelé à ne pas m’apprendre l’arabe ? Pourquoi mon cousin s’excuse de son niveau de français alors que mon niveau de derija** à même le Maroc est proche du néant ?

Depuis mon arrivée à Rabat, l’apprentissage de l’arabe ne s’est même pas présenté comme option tant le français est suffisant quotidiennement. Il serait même presque plus difficile d’échanger dans un derija en cours d’apprentissage que de ne pas essayer.

Mon père s’est minutieusement attelé dès mes premiers balbutiements à parfaire mon non-apprentissage de sa langue. Le rapport à l’arabe était entretenu à l’approche de l’Eid où le téléphone circulait dans la maison avec les phrases toutes prêtes qui nous étaient ordonnées de répéter dans une prononciation hasardeuse à ma famille du Maroc. À mi-chemin entre la gêne et la crainte, les réponses de l’autre côté de la Méditerranée étaient d’éclats de rire ou d’incompréhension « t’as rien appris, t’as rien compris ». Une sorte de retour de bâton, un retournement du stigmate que la langue du colon a cristallisé de traumas linguistiques. Pourtant toutes et tous, là-bas, parlent la langue du colonisateur quand ici, on s’est efforcé à nous désapprendre la langue du colonisé***.

Une langue illégitime sauvée par le savoir légitime : l’école. Dans ma famille n’était valorisée que la culture scolaire. Alors les dimanches matin étaient réservés aux cours d’arabe. Il faut croire que l’arabe ne pouvait s’apprendre qu’à l’école, comme on y apprend l’anglais. La LV1 du Maroc**** était déjà maîtrisée par mes cousines quand je débutais à peine l’apprentissage de la « langue internationale***** ». D’ailleurs, j’ai une théorie. Longtemps j’étais plus à l’aise à l’idée de parler en anglais plutôt que de le comprendre. Pourtant, pour le derija, il semble que la compréhension soit la première porte par laquelle entrer. Alors c’est comme si le savoir sur les langues des Suds devait être caché pendant que les langues blanches pouvaient être clamées. À la maison, le derija était pour le coup bien affirmé par mon père au moment de nous sermonner ma sœur et moi. À croire que le premier vocabulaire des diasporic kids ne peut être fait que d’injures.

À nous en dégouter.

Sa langue maternelle n’est pas ma langue maternelle. La transmission a laissé place à un apprentissage. Est-ce que la langue maternelle m’aurait été transmise d’une manière ou d’une autre même si nous n’habitions pas en France ? En plus de cumuler la honte et la paternité, en plus de n’être considérée que comme un unique dialecte décliné d’un pays à l’autre quand bien même les nuances sont notables sur un même territoire, le derija marque chez moi la frontière entre apprendre et transmettre.

Rupture ou filiation.

*Alif Arnab – Arabic Alphabet Song – No Music – أنشودة الحروف العربية 2018

**« Dialecte » arabe, ici du Maroc

***FANON Frantz, 1952, Peau noire, masque blanc, Éditions Points, Paris

****Le français

*****L’anglais

Rabat, le 16 février 2023

زهرة 

Française et Marocaine, Zahra Allouche-Binet est chercheuse, diplômée de la Haute École des Arts du Rhin et de l’Institut d’Ethnologie, à Strasbourg. Début 2020, elle commence une enquête au Maroc sur les espaces liminaux – des objets entre « art » et « artisanat » aux conditions diasporiques des descendants d’immigré.e.s. En parallèle, elle est critique culturelle et écrivaine pour Bissai Media et Dune Magazine. Pour encore plus de contenu de Zahra, rdv sur son site internet allouchebinet. com

Zahra Allouche-Binet