CHRONIQUE D’ÉTÉ

FEUILLETON MAROCAIN

Un vide dans le CV

Feuilleton marocain : Un vide dans le CV

Crédit photo : Zahra Allouche-Binet

I 16.06.23 I Zahra Allouche-Binet

Un vide dans le CV - Feuilleton marocain n°2

par زهرة

Une fois installée, une fois mes marques prises, une fois que je ne manquais de rien, j’ai appelé mon père. Quelques jours après mon arrivée au Maroc, un soir de semaine, sur Whatsapp :

« Mais pourquoi ? Mais ça va pas de vouloir partir au Maroc ! Qu’est-ce que tu vas faire là-bas ? »

La seule réponse légitime à cette énoncée pour son locuteur serait : les études. Seul le travail valide le départ. Il faudrait une sorte de but productif ou lucratif pour expliquer. Non ! pour justifier mon choix à mon entourage maghrébin lui-même. Y vivre ne serait pas « suffisant », comme si la vie n’y existait plus, raison pour laquelle ils l’ont peut-être quittée, cette vie « là-bas ». Pour tous, autour de moi, les études ont été leur motif de traversée. Alors pour faire le chemin inverse il fallait une bonne raison bien valable.

« Et tes études ? »

Mi-février à Rabat et dans sa voix un flottement entre fierté et « tu vas rater ta vie ».

La plus grande inquiétude « du daron arabe » n’est vraisemblablement pas la traversée seule en voiture d’un pays et d’une mer, mais plutôt la justification du parcours à un potentiel employeur. Et vivre au Maroc semble injustifiable. Ya Sidi Rabbi *, un vide dans le CV !

Mes deux parents sont ce que la mode sociologique nommerait de « transfuge de classe ». Fille d’agriculteur et fils de femme-mulet des zones-franches de Bab Sebta biberonnent à la méritocratie. C’est par l’école que nous y arriverons et mon père aimait à nous rappeler à l’arrivée de nouvelles notes et du bulletin trimestriel :

« Pourquoi on a inventé le 20 si tu ne l’as pas. »

Nos perspectives post-bac se résumaient à devenir : médecin, ingénieure ou avocate. Ma sœur aînée signera onze années de médecine cet automne et deviendra pédiatre. À la même date mon père fera toutes les du’as** possible pour le retour du model rassurant LMD*** pour sa cadette.

Implanté au Maroc par l’administration coloniale française, le parcours universitaire LMD était traduisible, intelligible et certifié pour mes familles par la réussite de mes parents sur ce modèle. Le système académique était le seul à pouvoir substituer la carence de notre capital social, de notre héritage familial ou de notre patrimoine. Le patronyme de l’élite blanche n’est pas celui de la famille علوش.

N’était légitime que la culture scolaire, n’était valorisé que ce que l’école encourageait. Les mercredis après-midi et les week-ends étaient occupés par une activité sportive ou musicale. De la baby-gym à l’équitation en passant par le tennis et le patinage artistique de haut niveau substitué peu de temps après par la pratique du piano avec prof particulier. Des activités solitaires à tendance blanche-bourgeoise. Seuls les dimanches matin faisaient exception. L’unique moment où nous fréquentions la banlieue était exclusivement réservé aux cours d’arabe… À l’école.

*Mon Dieu **Prières *** LMD : Licence, Master, Doctorat

Rabat, le 15 février 2023

زهرة

Française et Marocaine, Zahra Allouche-Binet est chercheuse, diplômée de la Haute École des Arts du Rhin et de l’Institut d’Ethnologie, à Strasbourg. Début 2020, elle commence une enquête au Maroc sur les espaces liminaux – des objets entre « art » et « artisanat » aux conditions diasporiques des descendants d’immigré.e.s. En parallèle, elle est critique culturelle et écrivaine pour Bissai Media et Dune Magazine. Pour encore plus de contenu de Zahra, rdv sur son site internet allouchebinet. com

Zahra Allouche-Binet