ENTRE VOUS ET MOI 

Doit-on être à la hauteur des sacrifices de nos parents ? 

Crédit photo: Oladimeji Odunsi

I 17.03.24 I Chiguecky

Pour mes dix huit ans, une copine a simplement écrit dans ma carte d’anniversaire “Choisir c’est renoncer”. Ni plus, ni moins. À l’époque, je n’ai pas compris cette phrase. Je dois dire que j’étais même plutôt déçue. Où étaient passés les fameux “je t’adore”, “reste comme tu es”, “j’ai trop la chance de t’avoir rencontré tmtc” que l’on retrouve communément dans les cartes d’anniversaire ? Il m’aura fallu une bonne dizaine d’années pour que ces mots résonnent particulièrement en moi. 

On m’a toujours appris à faire passer les autres avant moi. C’est la manière dont j’ai été élevée. Le sacrifice dans le sens du “renoncement volontaire à quelque chose, de la perte qu’on accepte” est ancré en moi. Il coule aisément dans mes veines, transparaît à travers mes choix, ma tendance à volontairement faire passer les autres avant moi. J’ai appris l’art du sacrifice dès mon plus jeune âge. Ce n’était pas très compliqué à assimiler. Il a suffi observer mon père et la tante qui m’a en parti élevé. Par leurs gestes, leurs actes, leurs décisions, j’ai appris ce qu’était le sacrifice. J’ai appris à ne jamais être ma priorité par amour des autres, par crainte des autres peut-être aussi parfois. Par leur histoire familiale, la trajectoire migratoire qui les a amenés à quitter une partie des leurs, j’ai appris à accepter la perte de quelque chose (ou quelqu’un·e) auquel on tient dans l’espoir d’un avenir meilleur. 

Je n’ai pas de souvenirs clairs, nets et précis de mon père me disant explicitement qu’il avait quitté son pays pour offrir un avenir meilleur à ses enfants. Qu’il avait des attentes, un besoin de “retour sur investissement”. Et pourtant d’autant que je m’en souvienne, je porte en moi le poids du devoir de l’excellence. Excellence pour être à la hauteur du sacrifice ultime qui a été fait avant même mon existence. Je porte en moi le poids de sortir ma famille de la précarité. Les mettre à l’abri.  Le poids de dévaler les escaliers biscornus de l’ascenseur social. Honte à moi si je gagnais autant, voire moins que mes parents !  Si je n’allais pas jusqu’au bac+5 ! Si je n’accédais pas à la propriété ! 

Je n’ai pas de souvenirs clairs, nets et précis de mon père me disant explicitement qu’il avait quitté son pays pour offrir un avenir meilleur à ses enfants. Et pourtant d’autant que je me souvienne, mes choix ont toujours été conditionnés par le désir plus ou moins inconscient d’échapper au déterminisme social pour que mes parents ne soient pas venus en terre inconnue et profondément raciste pour rien. Pour qu’ils n’aient pas troqué la chaleur du pays pour la froideur de l’individualisme pour rien. Pour que ce travail pénible qui abîme  leurs corps ne soit pas fait pour rien. Pour qu’ils n’aient pas vécu, impuissants, la perte de leurs proches décédés à des milliers kilomètres d’eux pour rien.

En voyant la souffrance de mes aîné·es, j’ai absorbé le poids de leur sacrifice et me le suis appropriée au point d’être noyée dans la culpabilité dès que j’essayais de m’en séparer. 

Pour être à la hauteur de ce sacrifice, il fallait qu’à mon tour je passe par le rite du renoncement. Passer de la cause à l’objet du sacrifice. Dire au revoir à mes aspirations profondes pour suivre la route semée d’embûches des transclasses. Il fallait que je touche du bout des doigts l’élite sans jamais vraiment y faire partie. Il fallait que j’accède à des espaces où l’on ne m’attend pas, sans jamais y être acceptée dans mon entièreté. Il fallait que j’apprenne de nouveaux codes, que je me dédouble jusqu’à me perdre, me déraciner, me renier. Il fallait que je goûte à mon tour à l’amertume du sacrifice. Ce goût mi-figue, mi-raisin qui donne l’impression réconfortante d’être altruiste et généreux·euse parce qu’on fait passer les désirs des autres avant les siens. Mais qui laisse en arrière-goût la désagréable sensation de vivre la vie d’un·e autre. Pas la vie qu’on avait imaginé, pas celle qu’on avait désiré, mais celle que l’on s’est imposée pour être à la hauteur ce qui nous a été donné. 

Je n’ai pas de souvenirs clairs, nets et précis de mon père me disant explicitement qu’il avait quitté son pays pour offrir un avenir meilleur à ses enfants. Parfois au détour d’une remarque, d’une blague, d’un conseil, il a pu me faire comprendre l’espoir que je représentais en tant que fille d’immigrée ayant eu “la chance” de naître en France. Mais, il n’a jamais directement dicté mes choix. La pression, je pense me l’être en grande partie moi-même infligée. En voyant la souffrance de mes aîné·es, j’ai absorbé le poids de leur sacrifice et me le suis appropriée au point d’être noyée dans la culpabilité dès que j’essayais de m’en séparer. 

Plusieurs épisodes dépressifs plus tard, complètement paumée quant à mon avenir, fatiguée de m’être oubliée, je questionne cet héritage sacrificiel. Je serai éternellement reconnaissante des sacrifices que mes parents ont fait pour moi. Plus je me déconstruis, plus j’ai conscience des sacrifices qui ont été les leurs. Même si j’ai fini par comprendre que je n’en suis pas responsable et que c’est leur choix, c’est plus fort que moi, il y aura toujours une petite voix en moi qui me poussera à vouloir être à la hauteur de ce sacrifice. Mais avec le temps et du recul, une nouvelle voie commence à s’ouvrir à moi. Celle de la remise en question de cet héritage sacrificiel. Faut-il nécessairement être à la hauteur des sacrifices engendrés par l’émigration de nos parents ? Qu’est-ce que ça signifie au juste “être à la hauteur de ces sacrifices” ? Être heureuse, alignée, aimante, en paix n’est-il pas suffisant ? Comment rendre ce qui nous a été donné sans se perdre soi-même ? Sans se sacrifier à son tour ? Le sacrifice est-il un passage obligé ? Une sentence irrévocable pour les émigré·es et leur descendance ? Plein de questions que je me pose et dont je n’ai pas encore les réponses. Peut-être que je ne les aurai jamais. Quoiqu’il en soit, aujourd’hui plus que jamais, je comprends que choisir c’est renoncer.

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