Entre Documentation et Spectacle : Quel Récit du Génocide des Gazaouis ?
Akram Jamel Ajjour
Crédit Photo : Akram Jamel Ajjour
| 05.07.2025 | MÉLINE KEOXAY
Avant-propos :
Contacté par le REF – Réseau Euromed France et à leur demande, nous avons choisi de relayer une voix palestinienne. Celle d’Akram Jamel Ajjour, scénariste et cinéaste, directeur de l’unité des médias et du plaidoyer au Centre des Études sur la société civile de Palestine. Une voix difficile à entendre, parce qu’elle dit la douleur, la colère et l’amertume face à une communauté internationale restée paralysée. C’est pourtant une voix essentielle. Une voix que nous devons écouter. Dans ce texte, Akram partage son désespoir — un désespoir plus que légitime — face à l’impunité, face à l’horreur, face à l’impuissance mais aussi l’apathie de certain·es.
Et pourtant, perdre espoir ne nous est pas permis.
Car pendant que les terres de Palestine saignent abondamment, l’espoir, lui, a pris la mer. Nous en avons toustes été témoins : la flottille de la liberté a vogué dans les eaux internationales pour défier le blocus et rappeler au monde que la solidarité internationale reste vivante. Le convoi Soumoud — la caravane de la persévérance et de la résistance palestinienne a tracé sa route, déterminé. Dans son sillage, le Thousand Madleen prend forme. Partout, des collectifs s’organisent, des soutiens affluent, des embarcations se préparent. L’élan est lancé : un projet audacieux qui, porté par la solidarité internationale, ambitionne de défier le blocus jour après jour. Ce sont autant de preuves que le vent tourne et que nous ne céderons ni à la fatigue, ni à la résignation. Ce vent insuffle un renouveau à la solidarité avec le peuple palestinien à travers le monde. Ici , à Paris, place de la République, le drapeau palestinien a flotté fièrement, accroché à la statue de Marianne, pendant que des militant·es ont occupé la place jour et nuit, malgré les expulsions violentes, les arrestations et les gardes à vue. Leur présence incarne la force d’un mouvement qui refuse de se taire et qui ne lâchera rien.
Malgré tout, nous savons que nous ne faisons pas assez, que chaque instant compte, que chaque heure de plus sous les bombes et sous le blocus est une heure de trop. Et nous sommes désolé·es de ne pas pouvoir faire plus et surtout plus vite, pour que la Palestine soit enfin libre. Mais nous continuons et continuerons tant qu’il le faudra, parce que se taire, surtout maintenant, serait une trahison. Nos pauses, nos moments de repli face au burn-out, sont autant d’instants pour nourrir la flamme du combat et crier plus fort encore notre indignation. « None of us is free until we’re all free » résonne dans nos corps et nos âmes comme les roulements de tambour en manifestation.
C’est pourquoi nous avons choisi de relayer cette voix palestinienne. Là où certain·es n’entendront que le désespoir dans les mots d’Akram, nous y entendons l’injonction à continuer, à ne pas céder et à nous battre, sans relâche, jusqu’à la libération. Enfin.
Entre Documentation et Spectacle : Quel récit du génocide des Gazaouis ?
Après des années de progrès technologiques investis dans la création d’illusions collectives via des chaînes de télévision contrôlées par des États, des individus ou des agendas politiques spécifiques, où les images étaient produites avec des cadres, des récits et des calendriers bien définis pour servir ces plateformes et leurs discours, les réseaux sociaux ont émergé avec leurs algorithmes complexes pour jouer un rôle alternatif aux médias traditionnels. Ces plateformes diffusent l’information de manière spontanée et rapide, sans contrôle autoritaire ni directives gouvernementales.
Elles ont ainsi ouvert une nouvelle ère de discours et de mobilisation autour des causes locales et internationales. Malgré la censure et les restrictions. Grâce à la rapidité de la mise en scène, du montage et du partage, le génocide à Gaza est arrivé dans chaque foyer. Mais cette diffusion et cette participation ont-elles contribué à normaliser la douleur des Gazaouis ? Le partage continu a-t-il mis en pause le choc initial du génocide en cours ? Le passage de la simple documentation à une production numérique interactive a fini par transformer, pour les Gazaouis, leur blessure en un flot infini d’images, aboutissant à leur exécution publique sur nos écrans.
L’agonie du direct à l’ère de l’hyper-interaction numérique
Depuis le 7 octobre 2023, jusqu’à la date de rédaction de cet article, les civils de Gaza subissent l’une des guerres génocidaires les plus brutales de l’histoire moderne, durant laquelle l’occupation israélienne a employé toutes les formes de massacres systématiques. À ce jour, 52 000 civils ont été tués, dont 18 000 enfants et 12 400 autres personnes. Ce ne sont pas que des chiffres. Ce sont des vies perdues, et le bilan ne cesse de s’alourdir à chaque seconde. Des âmes dont le monde a effacé le nom et la valeur. De nombreux corps restent ensevelis sous les décombres, sans nom, sans cercueil, sans adieu. À cela s’ajoutent la fermeture prolongée des points de passage, l’épuisement des ressources alimentaires et médicales, une crise sanitaire constante, et une famine durable.
Ces chiffres, bien que bouleversants, défilent rapidement sur les bandeaux des journaux télévisés, signalant leur urgence plus que leur gravité. Diffusées en direct à la télévision ou sur les réseaux sociaux, ces informations suscitent des millions d’interactions : émojis de colère ou de tristesse… mais sur lesquelles les Gazaouis ne peuvent compter dans l’obscurité de l’absence de solutions. Dès le début du massacre, leur espoir s’est tourné vers la mobilisation des populations, en partageant leur souffrance avec le monde pour éveiller la conscience collective arabe et internationale.
Cependant, malgré cette saturation d’images sur les écrans, l’empathie mondiale n’a pas été à la hauteur du sacrifice palestinien. La pression populaire est restée faible, incapable d’influencer les politiques internationales ni de mettre fin à la famine qui perdure depuis des mois.
De vies humaines à simples données numériques
Au cours de ce génocide, les Gazaouis ont été transformés : de personnes vivantes, avec des rêves et des souvenirs, ils sont devenus des chiffres observés par d’innombrables regards, partagés en ligne sans être entendus, parfois volontairement ignorés sous prétexte d’une douleur insupportable. Des dizaines d’appels à l’aide, de malades, de blessés, d’orphelins et de personnes affamées, ont été largement relayés : des cœurs brisés, des émojis tristes… mais sans qu’aucun effort réel ne soit entrepris pour amplifier leurs voix ou faire pression sur les détenteurs du pouvoir. Des millions de personnes suivent les activistes et les journalistes de Gaza, mais l’impact concret reste insaisissable.
Ces réactions virtuelles peuvent-elles, un jour, faire naître des solutions concrètes ? Peuvent-elles arrêter une guerre dans laquelle les vies des Gazaouis s’effacent sous les éclats d’obus ? Peuvent-elles vraiment peser lorsqu’aucune action ne suit ? Le sentiment d’isolement de Gaza ne vient pas du silence des nouvelles, mais du silence qui suit leur diffusion. Être solidaire de la victime ne se traduit pas par un simple « like » ou un partage : il faut une direction, une amplification, une pression active contre la neutralité. Un seul geste réel pour soulager leur souffrance vaut plus que mille interactions numériques creuses.
L’action réelle face à la honte de la trahison
Peut-être que le meurtre des Gazaouis serait-il plus honnête s’il ne s’accompagnait pas du sentiment de trahison. Aujourd’hui, ils sont tués dans un génocide retransmis en direct, et tout ce qu’ils reçoivent, ce sont des emojis remplis de larmes et des messages partagés sans aucun risque pour ceux qui les diffusent en dehors de Gaza.
L’émergence d’une génération dite morale, qui camoufle son échec par une interaction timide sur les réseaux sociaux au lieu d’agir réellement, a créé un engagement numérique avec le génocide, un engagement sans réponse concrète. La véritable question a été évacuée : « Que puis-je faire pour arrêter ce génocide ? »
Il n’est pas nécessaire de redéfinir la solidarité, tout le monde sait que le boycott est un minimum, que manifester et se tenir devant les ambassades, c’est l’action véritable. Entre les deux, il est possible d’exercer une pression, de mobiliser, de redéfinir ce qu’est l’occupation, d’exposer le silence complice, de déconstruire les récits falsifiés, de passer du statut de spectateur passif à celui de témoin actif, et de faire de Gaza l’épreuve ultime de notre intégrité morale.
Face à un génocide, il ne suffit pas de pleurer les martyrs. Il faut nommer les assassins. Il ne faut pas attendre les décisions des gouvernements. Il faut dénoncer leur silence. Tous les moyens sont possibles et efficaces. Seuls la lâcheté, le confort de ceux qui vivent en sécurité, ou l’indifférence rendent l’inaction tolérable.
La véritable échappatoire à la trahison n’est ni l’excuse ni la prière. Les Gazaouis attendent des actions réelles, qui n’ont pas peur de la perte, de l’accusation ou de la repression. Des actions concrètes qui visent à arrêter le génocide et à faire pression pour y parvenir.
Le monde est-il satisfait si les Gazaouis meurent en silence ?
Avec des cœurs glacés, des doigts de bois, et des yeux aveugles à l’oubli, le monde est passé à côté de notre sang, transformant notre peur et notre souffrance en un clip soigneusement monté sur une chanson à la mode, poli dans une esthétique TikTok ou Instagram. Ainsi, leur conscience est soulagée, leur peur d’être complices, effacée. Pour un Gazaoui, c’est cela la trahison.
De toutes les émotions humaines, je n’ai jamais connu de blessure plus profonde que celle de la trahison. Ce sentiment collectif inscrit dans le cœur des Gazaouis, qui frappent aux murs du silence jour et nuit, et le font encore. Ils ont montré leur mort, leur exil, leur perte, leur faim, au grand jour, pour que rien ne change.
Le monde a accepté notre sort comme inévitable, préférant l’observation silencieuse à la résistance. Alors, les Gazaouis doivent-ils désormais mourir dans l’obscurité ? Leur corps brisé par les bombes, sans un cri ? Doivent-ils taire leur agonie pour que le monde ne l’entende pas ? Plus de caméras, plus de directs, plus de vidéos éphémères de notre extermination systématique ?
Le nettoyage ethnique et l’assassinat des Gazaouis pèseraient-ils moins si le monde ne nous voyait plus ? Non pas au sens figuré, mais littéralement ? Et ce génocide dans l’ombre satisferait-il un monde qui a choisi la paralysie volontaire ?
Notre mot de fin :
Nous espérons que la voix d’Akram a su vous toucher comme elle nous a touché ici à Bissai. Nous comptons sur vous pour la relayer, la faire circuler, la faire entendre là où l’indifférence domine encore. Et surtout, n’oublions pas que nous avons le pouvoir d’agir — chacun·e à notre échelle, avec nos moyens, nos corps, nos voix et nos réseaux. Voici quelques pistes d’actions à poursuivre et à amplifier, ensemble, pour faire vivre ce combat pour la justice.
- Soutenir financièrement les organisations qui œuvrent sur le terrain ou à distance : faites un don, ponctuel ou régulier, à des associations comme l’UNRWA, Palmed, Education4Gaza, ou suivez et soutenez les cagnottes relayées via le compte @fundsforgaza sur Instagram. Offrir une e-SIM peut aussi sauver des vies, en permettant aux Gazaoui·es de rester connecté·es, de témoigner et de demander de l’aide.
- Rejoindre les mobilisations et relayer les actions citoyennes : suivez les appels à manifester, à boycotter ou à occuper l’espace public lancés par des collectifs tels qu’Europalestine, Urgence Palestine, BDS France, Stop Arming Israel, ou des coalitions étudiantes et syndicales qui se mobilisent sur les campus, dans les lieux culturels ou dans les rues.
- S’informer de manière critique et militante : l’information est une arme. Suivez des comptes comme Let’s Talk Palestine, Palestinement, Eye on Palestine, ou des médias alternatifs comme AJ+, The Palestine Chronicle, Al Jazeera English.
- Pratiquer la désobéissance civile et la solidarité active : participez à des campagnes de boycott (produits, événements, institutions), à des actions de blocage ou de perturbation pacifique, à des opérations de recouvrement publicitaire, ou rejoignez des groupes locaux qui organisent des actions directes non violentes. Soutenez les occupations étudiantes ou citoyennes, intervenez lors de débats publics, interpellez vos élu·es, exigez des sanctions et la fin des ventes d’armes à Israël.
- Utiliser vos compétences : artistes, juristes, journalistes, communicant·es, traducteur·ices, développeur·euses web… Chacun·e peut mettre son savoir-faire au service du combat palestinien. Contribuez à des campagnes, proposez vos services à des associations, créez des contenus, formez des cercles de lecture ou d’éducation populaire sur le sujet.
Le combat pour la justice en Palestine est un combat global, pour un monde libéré de l’apartheid, du colonialisme et de l’impunité. Il est urgent, il est vital, et il est entre nos mains.
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