CHRONIQUE D’ÉTÉ

FEUILLETON MAROCAIN

Ikea

Feuilleton marocain : Un vide dans le CV

Crédit photo : Zahra Allouche-Binet

I 28.07.23 I Zahra Allouche-Binet

Ikea - Feuilleton marocain n°5

par زهرة

On part au Maroc mais on garde nos réflexes de la France. On a besoin d’un équipement de sport, on part chez Décathlon. On a besoin de pâté pour chat, on part chez Carrefour. On a besoin d’un meuble, on part chez Ikea.

J’avais besoin d’ajouter un bureau et une chaise pour mon appartement meublé. Mais c’est quoi les références meubles au Maroc ? Il y avait bien Kitéa dont j’avais perçu le bâtiment et l’énorme enseigne à l’instar d’Ikéa, mais il y avait comme une méfiance qui n’accordait qu’une confiance et valeur qualitative à une marque européenne et non pas à sa « contrefaçon ». 

Alors ce mercredi, impatiente, ne voulant quand même pas me fatiguer à arpenter les Bricoma là où « tréteaux » et « planche » m’étaient difficilement traduisibles et ne faisaient pas partie de mes 4 mots de vocabulaire en derija, je suis partie à Ikea Zeneta à 75km de chez moi. 

J’avais bien épluché le site, choisi les couleurs crème de la chaise à roulettes et olive de la table, en accord avec l’intérieur néo-orientaliste que j’étais en train d’agencer malgré moi dans mon studio, prenant bien en compte la disposition, les formes et les teintes de mes pots de fleurs, qu’eux, je ne pouvais qu’acheter au bord de la route pour en garder toute leur authenticité* (bien sûr je ne pouvais pas m’y rendre seule, j’avais besoin d’un natif négociant le prix qui m’aurait été doublé à la vue de ma plaque d’immatriculation F 76) – à ce rythme-là, autant aller chez Casa (Casa d’ailleurs jumelé à Kitéa au Maroc…). 

La route de Rabat – Casablanca était nouvelle pour moi, c’était la première fois que je l’empruntais. C’était comme me diriger vers l’inconnu avec un point d’arrivée familier qui me rassurait. Je ne pouvais pas être perdue chez Ikea, le parking et les allées sont identiques de Tourville-la-Rivière à Mohammedia. La route était un mélange de crainte de la conduite des « taxis casawi » et de « et si la planche est trop lourde pour moi seule comment je vais faire pour la monter dans le coffre ; et si la planche est trop grande, comment je vais faire pour m’en débrouiller seule ; et si… » dévalorisation sexiste accompagnée d’un relent blanc rassurant et énumérant mes privilèges : « une aide est toujours proposée aux filles blanches aux yeux bleus ». 

Je n’étais d’ailleurs pas la seule fille blanche aux yeux bleus dans cet Ikéa. À croire qu’il est le repère des français ou américains qui doivent meubler leur maison d’expatrié à un prix convenable pour eux·elles, élevé pour le Maroc (parce qu’Ikéa s’est bien gardé d’adapter ses prix au pouvoir d’achat marocain). Et à la caisse nul besoin de parler arabe ou de préparer des dirhams. Le français et une carte bleue feront l’affaire. Je n’entendais d’ailleurs parler qu’anglais ou français – dont les marocain.e.s eux-mêmes et entre eux – seuls les vigiles me répondaient en arabe. 

Ikéa a bien su attirer l’élite marocaine à tendance « occidentale » en détournant ses meubles et éléments de décoration phares dans un style « oriental » : une espèce de washing hyper néo-colonio-orientaliste – détourner des canapés pour en faire un salon marocain, ajouter un tajine et une imitation de zellige** en guise de faïence pour exotiser la cuisine, agencer des miroirs hexagonaux ou entremêler des cintres pour en faire des motifs de décorations « arabes »… Des démos d’intérieure adaptées à la cible marketing de son implantation transnationale.

Décidément le capitalisme s’infiltre jusque dans nos esprits impatients du tout, tout de suite, maintenant, auquel il sait répondre. Même à 75km…

*Au Maroc il est courant de voir de longues étales de poteries au bord des routes nationales, généralement façonnées dans le Sud du Maroc (à Safi)

**Faïence marocaine

IKÉA ZENETA, mercredi 10 mai 2023

زهرة

Pubs Ikea Maroc :

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Française et Marocaine, Zahra Allouche-Binet est chercheuse, diplômée de la Haute École des Arts du Rhin et de l’Institut d’Ethnologie, à Strasbourg. Début 2020, elle commence une enquête au Maroc sur les espaces liminaux – des objets entre « art » et « artisanat » aux conditions diasporiques des descendants d’immigré.e.s. En parallèle, elle est critique culturelle et écrivaine pour Bissai Media et Dune Magazine. Pour encore plus de contenu de Zahra, rdv sur son site internet allouchebinet. com

Zahra Allouche-Binet