Génération Z contre l’Empire : mode d’emploi d’un réveil

I 02.10.25 I Fatima-Zahra Farahate @livingsimplyy

Dans la foule, des drapeaux pirates claquent au vent. Une génération filme, marche, se fait matraquer… et refuse tout de même de se taire. Née de la crise et de la désillusion, la Génération Z n’a pas choisi le cynisme : elle a choisi la révolte. Du Maroc à la France, du Népal à Madagascar, de Lima à Jakarta, cette jeunesse s’organise sans chefs, par TikTok, Discord ou encore Telegram. Elle se filme en face caméra, brandit des slogans humanistes, refuse les anciens codes et fait trembler les gouvernements. Nous vivons une période charnière : l’ancien monde se débat, comme Rome avant sa chute. La jeunesse pousse l’Histoire. Et l’Histoire, enfin, répond.

Maroc : GenZ 212, la rupture avec la peur

Crédit photo: Mohammed Ben Yekhlef @bnymdt

Au Maroc, septembre 2025 restera un mois historique. Tout commence avec des pages et canaux créés en début de mois : Moroccan Youth Voice puis GenZ 212, un collectif sans leader identifié. Le 16 septembre, un appel est lancé : « protestation nationale pour l’éducation et la santé » les 27 et 28 septembre.

Le contexte est explosif : l’annonce de méga-projets sportifs pour la CAN 2025 et le Mondial 2030 (budget colossal, alors que la dette publique marocaine dépasse les 1 000 milliards de dirhams) tandis que les hôpitaux croulent, avec moins de 1,6 lit pour 1 000 habitants selon l’OMS. Récemment, et comme élément déclencheur, plusieurs femmes sont mortes après des césariennes à l’hôpital d’Agadir. Les jeunes scandent alors : « Des hôpitaux, pas des stades ! ». Leur colère n’est pas abstraite, elle est vitale : ils ont vu leurs mères, sœurs ou amies mourir faute de soins.

Le 27 septembre, la rue explose. À Casablanca, Rabat, Marrakech, Agadir, Tanger, Fès… Plus de douze villes au total, des milliers de jeunes se rassemblent pacifiquement. Mais très vite, les forces de l’ordre chargent, arrêtent par dizaines, voire centaines. 4 jours après, à Oujda, l’électricité est coupée, un jeune manifestant est gravement blessé, et des vidéos montrent la police fonçant sur la foule avec leurs véhicules. À Inzegane, des voitures brûlent dans des affrontements nocturnes. Cinq jours après le début des manifestations, des villages rejoignent la cause, comme Tata ou Tabaroucht (un village rural dont je ne connaissais même pas l’existence auparavant, et qui vit un abandon total de la part du gouvernement). La contestation déborde des métropoles et irrigue le pays réel. En face, la même stratégie depuis des siècles : terroriser pour faire taire. La terreur et la répression sont les armes du régime. Casser l’élan et les rêves du citoyen, le rendre docile… tels sont les ordres des Forces de l’ordre.

Contrairement à d’autres pays, les manifestants n’ont même pas eu le temps de se rassembler pacifiquement : dès que 5 jeunes ou plus approchent les lieux de rendez-vous, des arrestations cruelles et déshumanisantes sont mises en place. Objectif : éteindre le feu avant qu’il ne prenne. Les jeunes ont tout de suite montré leur soutien aux détenus avec le hashtag (devenu viral) #FreeKoulchi (Koulchi – tout le monde en darija). Les deux premiers jours, plus de 50 avocats se présentent pour défendre les détenus et plus de 100 actions de soutien juridique sont enregistrées dans différents barreaux. Sur le terrain, des associations locales épaulent les familles. Et pendant que la rue tient, une vague numérique prolonge la lutte : un serveur Discord rassemble déjà 120 000 membres ; des canaux Telegram comme BADIL 2026 dépassent 18 000 membres et tentent de coordonner une stratégie électorale pour que des partis alternatifs (écologistes par exemple, minoritaires, invisibilisés par les mastodontes) soient, cette fois, adoubés par les jeunes. Même en Algérie, des échos montent : on murmure Gen213 comme un reflet prêt à surgir… à suivre.

Crédit photo: Alazy Naoufal, @alazy.naoufal

Le gouvernement marocain, lui, déroule son art de la diversion : promettre du « dialogue » quand la matraque parle. Le 30 septembre, Aziz Akhannouch réunit la majorité et annonce « écoute » et « disposition à répondre ». Mais ce même pouvoir disait récemment au peuple : « Si vous voulez être entendus, montez à Rabat et manifestez. » Quand le peuple y est allé, il a reçu des coups. La scène est connue : palabres, promesses, commissions… et la vie continue. La rue, elle, demande des actes.

La soirée du mercredi 1er octobre vire au drame : deux morts à Lqliaa, plusieurs blessés graves. Deux jeunes hommes, tués par balles réelles, gisant au sol, filmés par d’autres manifestants. La police parle de « légitime défense ». Mais soyons clairs : aucune légitime défense ne justifie que des citoyens désarmés soient abattus par ceux qui prétendent les protéger. C’est une tactique de terreur, pure et simple. Et elle révèle une vérité glaçante : dans ce système, la vie des jeunes vaut si peu que deux manifestants, qu’ils protestaient pacifiquement ou même qu’ils aient commis un acte de vandalisme (que je ne cautionne en aucun cas) peuvent être abattus sans procès, alors qu’un pédophile ou un tueur en série bénéficie d’un procès, d’un avocat, et du droit à une cellule. Quand les vrais criminels ont droit à la justice mais que des jeunes qui crient leur colère n’ont droit qu’à la mort, c’est bien la preuve que la cause de GenZ212 est plus que légitime. C’est une question de dignité humaine.

Mais la jeunesse, désormais, a moins peur que ses aînés et ne se laisse pas intimider. Elle a choisi d’affronter, avec ses propres codes. Et sur certaines pancartes, le chapeau de paille de Luffy. Plus qu’un clin d’œil pop : un manifeste. Dans One Piece, l’équipage se lie par la dignité contre un World Government (Gouvernement Mondial) tout-puissant qui « protège » en étouffant, en exploitant et en usant de la force et de l’intimidation. La beauté de cet anime japonais, c’est l’idée simple et renversante : les « pirates », censés être les marginaux, sont ceux qui refusent l’injustice et agissent en héros. Parabole parfaite : des jeunes qui sont conscients que la légalité ne veut pas dire moralité, et que la lutte est collective quand l’horizon est la dignité.

Dans ce Maroc-là, j’entends la Gen Z crier : « Nous ne quémandons pas des faveurs, nous exigeons des droits. »

France : « Bloquons tout », ou quand la jeunesse refuse le cynisme

Le 10 septembre 2025, Place de la République. Ce que j’ai vu restera : une foule majoritairement jeune, et quelques plus âgés, mais pas ceux qu’on attend. Pas les notables, les chefs d’entreprise. Pas même les trentenaires « branchés », trop occupés par leur métro-boulot-dodo. Mieux, j’ai vu les parias magnifiques : anciens hippies, retraités cabossés, artistes précaires, ouvriers fatigués…

Les bilans officiels parlent de 175 000 manifestants, plus de 500 rassemblements, près de 500 interpellations. Les chiffres ne disent pas l’odeur des fumigènes, la gorge serrée des chants, ni l’impression, tenace, que la capitale déborde. Autour de moi, on distribue des tracts contre les politiques migratoires répressives, d’autres lancent des slogans anti-fascistes ; certains filment, d’autres invitent (poliment ou non) Bayrou, Marine et leurs confrères à céder sa place.

Mais ce qui m’a le plus frappée, c’est le fossé moral de ceux qui ont accepté l’ancien système. Les agents « Smith ». Des gens, parfois de ma génération mais privilégiés, insouciants ou désensibilisés, regardent ces cortèges comme une nuisance. Ils parlent de chaos et jugent que « ça ne sert à rien ». Ils ont rendu les armes à l’intérieur d’eux-mêmes. Pendant ce temps, ces « emmerdeurs d’anarchistes » font le sale boulot du bien commun : tenir la rue, encaisser les charges, refuser le monde tel qu’il est. La société appelle « ordre » ce qui n’est souvent que l’ordre de sa propre impunité ; et la police, qui devrait protéger, devient parfois l’instrument d’une peur de l’avenir.

Je pensais alors à Frantz Fanon : « Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. » Ce jour-là, et aujourd’hui encore, la Génération Z ne trahit pas. Elle remplit sa mission, avec ses slogans, son humour, son sens de la dérision. La génération TikTok, taxée « écervelée » (je l’avoue, y compris par nous, millennials), qu’on pensait anesthésiée par le confort et le virtuel, s’avère être celle qui réveille le monde de sa torpeur. Une génération en contraste : trends et challenges, oui, mêlés aux banderoles #SocialJustice et à une rage de vivre.

Ailleurs : une cartographie (non-exhaustive) des soulèvements Gen Z

  • Au Népal, début septembre, le gouvernement interdit 26 plateformes sociales. En quelques jours, le pays bascule : des manifestations massives, des façades en flammes jusqu’aux les bâtiments officiels, le palais présidentiel léché par le feu. Le bilan est terrible : près de 100 morts, mais le Premier ministre démissionne, une Première ministre de transition est nommée, l’interdiction tombe. Dans les rues de Katmandou, la Jolly Roger apparaît entre deux voitures en feu.
  • À Madagascar, fin septembre, les jeunes d’Antananarivo se soulèvent pour l’eau, l’électricité et la liberté d’expression. Un couvre-feu est mis en place, mais sur les balcons, des bougies. Plusieurs morts, des dizaines de blessés. Le pouvoir promet des réformes ; la rue, elle, s’entête.
  • Au Pérou, fin septembre, Lima est traversée par des cortèges menés par des collectifs Gen Z. On y voit des banderoles contre la retraite obligatoire et la corruption chronique. Les heurts sont brutaux, mais les vidéos montent, circulent, tissent des alliances inattendues avec d’autres continents. La suite reste à écrire.
  • Au Kenya, le mouvement né en 2024 contre la vie chère ressurgit en 2025 après plusieurs morts en détention. Le gouvernement interdit aux télévisions de couvrir les marches ; les chaînes qui refusent la censure sont coupées. Mais la Gen Z filme, diffuse, partage. Les hashtags traversent les frontières.
  • En Serbie, après l’effondrement mortel d’un toit à Novi Sad en novembre 2024, les étudiants alignent des bancs pour bloquer les chaussées. En 2025, la contestation s’élargit ; le mot d’ordre reste le même : vérité et responsabilité.
  • En Indonésie, l’été 2025 voit naître un manifeste viral : « 17+8 Demands ». Puis le 28 août, un chauffeur de moto-taxi est tué lors d’une manif à Jakarta. Le lendemain, le pays entier s’embrase : marches dans toutes les grandes villes, plus de 600 arrestations. Dans les cortèges, le drapeau pirate de One Piece devient omniprésent, au point que le gouvernement tente d’en interdire l’usage. Mais interdire un symbole, c’est l’immortaliser…

Crédit photo: Mohammed Ben Yekhlef @bnymdt

Quand l’État devient l’ennemi

Partout, la même grammaire : horizontale, connectée, engagée. Le monde est en feu, l’humanité en a marre. Ce que nous vivons est historique : le changement est dans l’air et il est maintenant inévitable.

Le gouvernement, censé nous protéger, est devenu celui dont nous devons nous protéger. Cela a toujours été le cas, mais depuis 2020, la faille s’élargit : pandémie, guerres, révoltes étouffées, inflation… l’humanité marche au bord du gouffre. Ce n’est pas seulement la chute de Rome, c’est l’agonie d’un système millénaire, un cycle qui s’éteint. Certains l’appellent la fin du Kali Yuga, le dernier des quatre âges d’un cycle temporel, caractérisé par une période de ténèbres, de déclin moral, de cupidité, et de violence, marquant le point le plus bas de l’humanité avant le retour à l’Âge d’Or (Satya Yuga). D’autres y voient la résonance du calendrier maya : le 21 décembre 2012, a été mal interprété en raison de la fin d’une période cyclique. Pour les Mayas, il s’agissait de l’aube d’une nouvelle ère (baktun) et d’une transition vers un nouveau cycle. De nombreux Américains (les vrais, je parle ici des Amérindiens) ont parlé de cette époque comme d’un choix pour l’humanité : persister dans la déconnexion et le déséquilibre, ou revenir à une vie respectueuse de la Terre.

Peu importe les mots, le sentiment est le même : nous vivons la clôture d’une ère, le crépuscule d’un monde. Et aujourd’hui, c’est Goliath contre David. Un système orwellien qui surveille, qui catalogue, qui criminalise, le capitalisme et l’exploitation repeints en démocratie et en beaux discours. 

Comme dans Matrix, la majorité préfère avaler la pilule bleue, rester dans l’illusion d’un « ordre » qui n’est qu’une prison invisible. Mais une génération a choisi la rouge : ouvrir les yeux, briser le récit, affronter la machine.

À Casablanca, ce sont des adolescents matraqués. À Paris, des manifestants éborgnés. À Oujda, l’électricité est coupée pour étouffer la contestation. Aux États-Unis, l’ICE sépare les familles. À Gaza, des centaines de milliers de vies sont effacées sous les bombes. Partout, la même scène : l’uniforme et les gouvernements, censés être un rempart, deviennent une menace. Et partout aussi, la même hypocrisie : les États, incapables de reconnaître leur propre violence, veulent étiqueter comme « terroriste » ceux qui la dénoncent. En Grande-Bretagne, le Terrorism Act 2000 en est l’exemple parfait : une loi qui permet de traiter comme suspects non seulement les actes violents mais aussi certains discours critiques de la violence (le mot « terroriste » est donc ici appliqué à tout individu qui ne rentre pas dans le “moule” et qui ne soutient pas l’idéologie mortifère du gouvernement, comme les manifestants anti-génocide ou Antifa actuellement qui se retrouvent labélisés de “terroristes”). Le message est clair : toute révolte est une menace pour le système.

Je repense à Krishnamurti : « Ce n’est pas un signe de bonne santé mentale d’être bien adapté à une société malade. » Et à Assata Shakur : « Personne dans l’histoire n’a jamais obtenu sa liberté en appelant à la conscience morale de ses oppresseurs. »

Et si le modèle sociétal actuel tolère l’impunité absolue, quel contrat social nous reste-t-il ? Beaucoup d’entre nous sont nés sous un accord qui nous précède, optimisé pour les chaînes de valeur et non pour la dignité humaine et le respect du vivant. Cette génération refuse ce consentement par défaut : elle renégocie, dans la rue.

Crédit photo: Mohammed Ben Yekhlef @bnymdt

Rompre avec l’illusion

Fin d’horloge. Mais l’impérialisme tardif et le néolibéralisme épuisé s’accrochent à leurs privilèges. La Génération Z réplique par une poétique du réel : caméra à hauteur de visage, montage en vingt secondes, drapeaux pirates comme manifestes. Elle n’attend pas l’autorisation ; elle fait.

Alors, que reste-t-il ? Rester passifs, spectateurs d’un monde qui s’écroule… ou agir.

Agir, cela veut dire boycotter la CAN et son cirque de milliards quand les écoles et hôpitaux marocains tombent en ruine. Refuser les multinationales qui financent les génocides et détruisent nos forêts. Boycotter Hollywood et ces personnalités publiques qui trahissent leur responsabilité collective : à bas les idoles, nous ne voulons pas de “stars” mais des représentants. Ce n’est pas la cancel culture, c’est la culture du choix éclairé.

Agir, c’est aussi continuer à sensibiliser : en parler autour de soi, expliquer aux sceptiques, éduquer nos proches. C’est mobiliser les MRE et les diasporas du monde, pour qu’ils contribuent eux aussi par leurs voix, leurs ressources, leurs réseaux. Pour tous, c’est soutenir ceux qui parlent, ne pas céder à l’intimidation. C’est donner de son temps, de son énergie, de son expertise : que ce soit dans les rues, dans les tribunaux, en ligne, dans les médias, ou par l’art et la culture. Chaque front compte. 

Certains critiquent les créateurs de contenu qui surfent sur la vague avec des tubes ou des posts liés à l’actualité. Mais je dis : tant mieux. Nous avons besoin de toutes les forces. Les uns occupent les places publiques, d’autres déposent des recours, d’autres informent, d’autres chantent, peignent, filment, écrivent. Collectivement, le message est clair : il est temps de choisir un camp. Humanité ou vieux système.

Mais agir, c’est aussi faire preuve de discernement. Ne pas se laisser submerger par les flux de nouvelles, éviter les pièges médiatiques, déjouer les infiltrations de casseurs ou les manipulations de mouvements parallèles. Ne pas céder au chaos gratuit, mais amplifier les voix citoyennes qui appellent à la dignité, au respect, à une meilleure distribution des pouvoirs.

Car, sachez-le, le cri de la génération Z n’est pas une « trend », ce n’est que le début. Dans les mots d’un manifestant à Casablanca “Wakha nbano likoum 9lal, rah 7na ktar” – “Même si vous nous voyez peu, nous sommes nombreux”. Que les fleuves convergent, que les causes s’unissent… Et mine de rien, malgré ses tentatives d’intimidation, Rome tremble déjà.

N.B : Pour éviter toute confusion, non, je ne suis pas anti-monarchique, encore moins pro-Polisario ou pro-Hirak (comme ont été accusés beaucoup de manifestants). Je n’ai aucune affiliation politique et je ne cautionne pas les actes de vandalisme ou de terreur des deux camps. Les jeunes marocains qui s’expriment sur la situation le font par amour de la patrie et parce qu’ils ont encore foi en la jeunesse d’aujourd’hui et de demain.

 

 

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