CHRONIQUE

MADA, MORA MORA

Pourquoi je n’allais pas au bled l’été

Crédit photo : Sofia Sforza

I 26.04.24 I Marie Zafimehy

« Je ne suis allée que deux fois à Madagascar, et la dernière fois j’avais 10 ans. » Cette phrase, je l’ai écrite en 2015, dans le fameux billet dont je vous parlais dans ma dernière chronique. Au-delà du fait qu’elle est factuellement discutable – j’avais 8 ans en 2004 – elle me semble si froide lue d’aujourd’hui. 

Comme si le fait d’asséner cette vérité – « je ne suis allée que deux fois à Madagascar » – mettait un terme à toute réflexion, un point final à la discussion. Comme si elle était là pour justifier ma méconnaissance de cette culture, que pourtant, je porte dans ma chair. Comme si – et c’est difficile à avouer – elle me permettait de me distinguer. Me distinguer de mes camarades racisé-es qui retournaient « au bled » l’été, celles et ceux qui parlaient une autre langue, celles et ceux qui vivaient leur double-culture pleinement. Je croyais que cela me rendrait davantage française. Ne pas aller « au bled » était signe de richesse, d’intégration occidentale, de culture légitime.

J’étais naïve. Tous ces voyages manqués occultaient toute une partie de mon identité.

Pourtant, mes parents avaient quelques bonnes excuses. Aller à Madagascar, c’est cher. Cette année, nous avons déboursé 1.700 euros par tête pour un aller-retour. J’ai un frère, une soeur, deux parents. Multipliez cette somme par 5… 8.500 euros. Depuis que j’ai pris conscience de cet aspect économique, je ne peux m’empêcher de penser à ces mêmes camarades d’école dont je pensais me distinguer. Tous ces enfants et petits enfants d’immigré-es ou de français-es d’Outre Mer face à ce dilemme cynique : revoir sa famille ou continuer sa vie loin de ses racines. Personne ne devrait avoir à faire ce choix.

Ne pas avoir à choisir est un privilège. Et en cela, j’ai été chanceuse. 

Crédit photo: Sitraka

Mes grands-parents ont déménagé en France dans les années 1960. Mon grand-père, Papabe, faisait partie des étudiant-es en médecine autorisé-es à venir étudier en hexagone. Ma grand-mère l’a suivie, mon père avait un an. Mon oncle et ma tante sont toustes les deux né-es en France et y ont construit leur vie en grandissant. J’ai pu voir mes cousins et cousines chaque Noël, chaque été. J’ai pu profiter de Mamabe, ne pas avoir à lui dire au revoir sans savoir quand je reviendrais.

Papabe, lui, est mort en 2003. Depuis cet automne plus sombre que les autres, Mamabe vit six mois en France, six mois à Antsirabe – au sud d’Antananarivo, la capitale. C’est là-bas qu’elle a construit le rêve de son mari, un centre ophtalmologique où les Malgaches peuvent se faire ausculter et opérer gratuitement. En France, Papabe avait son propre cabinet. Comme beaucoup d’immigré-es Mamabe et lui voulaient retourner à Madagascar, faire bénéficier la population des opportunités qu’ils avaient pu avoir. Lui n’en a pas eu le temps, il est décédé avant. L’association EZCO (Evariste Zafimehy Centre Ophtalmologique), son projet, a 20 ans cette année.

Aujourd’hui, je n’ai que de la famille éloignée à « Mada ». Des frères, des sœurs, des cousins, des cousines de mes grands parents (les vrai-es savent, ces mots ne veulent pas forcément dire que nous sommes lié-es par le sang… mais on prend !) Plus le temps passe, plus cette famille disparaît. J’entends des noms par-ci par-là, on me présente des visages que je situe plus ou moins. 

Cet été, qui vais-je retrouver là bas ? 

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Marie est journaliste et autrice du livre ‘Le Genre expliqué à celles et ceux qui sont perdu-es’ (Buchet/Chastel, 2021). Titulaire d’un master en études du genre et diplômée de Sciences Po, elle traite l’actualité avec un regard féministe au prisme de l’intersectionnalité. Au cours de son parcours professionnel, elle a travaillé au sein des rédactions de l’AFP et Le Parisien. Elle coordonne et présente aujourd’hui le podcast ‘Les Voix du crime’ sur RTL

Marie Zafimehy