Les enfants du bruit et de l’odeur : faire entendre la charge raciale, de la petite enfance aux bancs de la fac 

Crédit photo : Kenny Eliason

I 15.07.22 I Z.

Le bruit et l’odeur”, un portrait stéréotypé des immigré·es, dressé par Jacques Chirac dans un discours prononcé en 1991. Des propos choquants qui contribuent à renforcer des représentations et stéréotypes profondément racistes, appliqués dès l’enfance. C’est ce dont ont voulu rendre compte Prisca Ratovonasy et Ulriche Ale en créant le podcast Les enfants du bruit et de l’odeur, en 2020. Il a pour vocation d’aborder les questions liées au racisme et aux discriminations en milieu scolaire ; en somme, “tout ce que les parents, les enfants, les adolescents, les jeunes adultes vivent durant tout leur parcours scolaire : processus de désorientation scolaire, humiliations, harcèlement raciste…”, nous résume Prisca.

Les enfants du bruit et de l’odeur ou comment rendre compte des répercussions de l’expérience du racisme vécu dans l’enfance

Elle souligne que si l’on parle beaucoup de racisme rencontré à l’âge adulte, on ne prend pas assez en compte tout ce que les enfants peuvent avoir emmagasiné, et les répercussions sur la vie d’adulte. Le podcast Les enfants du bruit et de l’odeur propose donc des entretiens de 30min à 1h avec des spécialistes de la question mais pas seulement : témoignent également des personnes qui ont connu des obstacles ou expériences de racisme, à différents moments de leur parcours. Dans la saison 3 récemment lancée, on peut ainsi entendre la coach Marie Dasylva qu’on ne présente plus, la docteure en civilisation américaine Maboula Soumahoro, ou encore Jean-Victor Rath Vireah, militant antiraciste sur les questions d’adoption transraciale.  

Écouter un épisode du podcast Les enfants du bruit et de l’odeur

Crédit photo : Charlein Gracia

“On a tous·tes été enfants”, rappelle Prisca. Le but de ces entretiens n’est pas tellement de faire intervenir des spécialistes de l’enfance. “Nous sommes tous spécialistes de nos vécus : la première chose était d’avoir des personnes racisées qui parlent de leur vécu. Pour montrer que peu importe qui on est et ce qu’on fait, le racisme est toujours là, et surtout, que les expériences vécues en milieu scolaire ne sont pas oubliées.”

L’école : un lieu de cristallisation des enjeux du racisme, où se jouent des trajectoires de vie

Ce qui ressort donc bien, c’est que l’école est un lieu de cristallisation des enjeux liés au racisme et aux discriminations. “On arrive très bien à le comprendre quand on parle de genre. L’école est un outil de reproduction sociale et a été créée pour ça, quand on regarde son histoire, surtout vis à vis des personnes racisées”, souligne Prisca, qui l’a elle-même compris très tôt : “J’ai su dès la toute petite enfance que je subissais un racisme impressionnant, que quelque chose n’allait pas parce que je venais d’un « ailleurs ». À mon arrivée en France, on m’a fait redoubler de deux classes en me disant que dans le pays d’où je venais, on n’avait pas le même niveau d’études. Le “pays dont je venais” c’était l’île de la Réunion, donc la France..!

Le poids de la “charge raciale”, de la petite enfance au monde du travail

Ce qu’elle souhaite donc mettre en lumière, c’est le poids de la “charge raciale”, qui peut intervenir très tôt, et demeure omniprésente jusqu’aux bancs de la fac et la professionnalisation. Ce concept est forgé en ces termes par la docteure Maboula Soumahoro, qui l’utilise pour parler de la “tâche épuisante d’expliquer, de traduire, de rendre intelligibles les situations violentes, discriminantes ou racistes”. On peut se référer à ce sujet au compte instagram “La charge raciale  tenu par Lou Eve, et ses posts qui proposent un résumé référencé sur ce concept : partie 1 et partie 2. 

Crédit photo : yamasan

C’est de la fatigue engendrée par cette charge dont parle Prisca : “Jusque sur les bancs de la fac, il y a une charge énorme tout au long de notre scolarité : nous devons tout le temps gérer la charge raciale, comment les gens nous perçoivent, et comment ne pas faire de vagues pour ne pas risquer de rater ses études. 

“Et en plus d’avoir des conséquences sur le travail, ça a des conséquences sur votre image, sur votre mental. Comme on ne se laisse pas faire, on dépense énormément d’énergie, et on est épuisé·es à force de se battre anormalement pour juste faire ses études.” Elle pointe donc l’importance de parler des enfants, mais aussi des études supérieures, où les enjeux sont d’autant plus lourds à porter : “On ne parle pas que des enfants, on parle aussi de personnes qui peuvent tout perdre du jour au lendemain.”

Un sujet de société central, que l’on soit directement concerné·e ou non…

Si le podcast pointe des enjeux directement liés à la scolarité et soulève des questions d’éducation et de parentalité, il ne s’agit pas que d’interroger des parents, ou de ne s’adresser qu’à des parents, comme le rappelle Prisca : “On n’est pas obligé·e d’être parent pour prendre ce problème à bras le corps. Ce qui me désole aujourd’hui c’est que c’est quelque chose de si important parce que c’est ce qui conditionne l’avenir de personnes racisées.”

Crédit photo : Note Thanun

…et pourtant, un sujet peu visibilisé : les difficultés concrètes qui se posent lorsque l’on parle de racisme

Tout comme ce sujet n’appartient pas qu’aux parents, il ne concerne pas non plus seulement les personnes racisées. Les entretiens font de fait intervenir des personnes racisées, mais questionnent la société dans laquelle nous vivons. Il s’agit donc d’un sujet central, mais pas du tout assez visibilisé comme tel. C’est tout d’abord parce que la place de l’enfant est de manière générale mise au second plan, selon Prisca. Elle raconte également comment le travail du podcast est encore considéré comme un “sujet de niche”. Ainsi, dans le travail même du podcast se rejouent des dynamiques similaires : le manque de visibilité, voire la silenciation des questions touchant au racisme et aux discriminations impliquant des difficultés de financements. “On me demande souvent de venir faire des choses gratuitement. Le racisme est aussi là : on demande à un type de personnes, des femmes noires, comme moi, de faire des choses gratuitement, parce que c’est considéré comme normal.”

L’importance de créer des espaces pour écouter et légitimer les expériences qui ont tendance à être minimisées ou niées

Malgré ces difficultés concrètes qui demandent un travail titanesque à fournir seule, Prisca constate l’importance de ces espaces pour les personnes concernées : “C’est bien de créer ces espaces où on a le droit aussi d’avoir notre vérité sans qu’on ne dise qu’on a un mauvais jugement, que c’est nous le problème et qu’on est susceptibles.” 

Crédit image : markOfshell

“Je pense que chaque personne racisée, toute sa vie, se voit être décrédibilisée, entend son vécu minimisé, que ce soit dans la sphère personnelle, professionnelle, ou médiatique. On entend tout le temps des personnes qui nient notre vécu. Avoir 1h30-2h à discuter, et où à aucun moment c’est nié, c’est un moment très rare”. 

Prsica constate ainsi comment, même en tant que personne racisée, on ne porte souvent pas assez la légitimité de se dire que ce sont des choses qui nous sont bel et bien arrivées. Une tendance à minimiser les choses, que l’on nous a appris depuis tout·es petit·es. 

À générations différentes, difficultés différentes

Lorsque l’on évoque les parents qui donnaient une “confiance aveugle” à l’école, Prisca rappelle qu’il n’est pas non plus question de minimiser les accomplissements des générations précédentes : Chaque génération a ses difficultés. C’est une échelle différente, et une époque différente. Nos parents ont fait énormément avec une autre éducation reçue : iels gardent beaucoup de choses en eux·elles, avec tout de même ce côté “on garde la tête haute, on ne se plaint pas”. Iels ont accompli beaucoup de choses malgré leurs difficultés, comme atterrir dans un pays dont on ne parle pas forcément la langue. Avec tous les obstacles qu’iels ont eu, iels ont quand même fait qu’une partie de notre génération est arrivée là où elle est arrivée. Iels ont réussi à mettre en place des stratégies – même si iels n’appelaient peut-être pas ça comme ça – pour que leurs descendant.es aient une autre place que ce que l’on voulait d’eux·elles. C’est une preuve d’intelligence et d’adaptation incroyable, et je trouve qu’on ne met pas assez en valeur l’histoire de nos familles, la force et le courage que ça a dû être.

Et aujourd’hui ? “Aujourd’hui, on a aussi des difficultés comme iels en ont eu. Par exemple, celle de se demander “qui sommes-nous?“ “. 

Porter ses valeurs au quotidien, malgré les difficultés

Le travail du podcast propose une réponse à certaines de ces difficultés. Au quotidien, Prisca a également quitté son emploi pour se consacrer pleinement à ces questions en travaillant désormais en tant que consultante sur les enjeux de racisme, et en tenant en parallèle du podcast la librairie LEBDO, proposant des livres plus inclusifs. 

Crédits image :  Librairie en ligne LEBDO

“Aujourd’hui, j’ai complètement changé ma vie : dans tout ce que je fais, il faut que ce message puisse passer. J’ai réorienté toute ma vie personnelle et professionnelle à ce niveau-là. Tout est lié et tout cela va ensemble. Ce n’est pas forcément très confortable…mais ça fait partie de moi, c’est une chance de pouvoir faire des choses qu’on aime et qui vont dans le sens de nos valeurs”.

On peut retrouver “Les enfants du bruit et de l’odeur” sur toutes les plateformes d’écoute, la librairie en ligne , et suivre l’actualité du podcast sur Instagram et Facebook.