PARTIE II :  GÉNÉRATIONS ISSUES DE L’IMMIGRATION : DISCOURS, REPRÉSENTATIONS ET RÉALITÉS SOCIALES 

Crédit image : American Psychological Association

I 24.02.22 I Z.

À partir des années 1980 et l’émergence de l’expression de “deuxième génération”, les représentations politiques et médiatiques l’associent de plus en plus aux notions d’identité et d’intégration. Le sociologue Pierre Landais interroge ce processus de glissement du social à l’identitaire: “à partir des années 1980, à droite comme à gauche, c’est désormais l’origine des personnes et non la position sociale qui va présider au système de représentations”, que ces représentations se pensent positives ou soient explicitement péjoratives. Dans les deux cas, les groupes concernés sont limités à un discours renvoyant à des origines et une extranéité.

“Mise en avant des identités culturelles” de “la deuxième génération” à partir des années 1980 

Essentialisation et double discours autour des identités culturelles

Dans la lignée de la visibilité de ce que l’on a appelé la “génération Beur” avec la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, on assiste à un effet de valorisation culturelle des représentations de la “deuxième génération”. Un exemple parlant est l’organisation de la première exposition consacrée aux “enfants de l’immigration” en 1984, au Centre Georges Pompidou.

Ce contexte de tensions et de mobilisations sociales fortes est rappelé lors de la carte blanche autour des archives politiques de l’immigration animée par Hajer Ben Boubaker et l’historienne Naïma Yahi à l’occasion du programme des Chichas de la pensée proposé dans le cadre du festival “Hors-Pistes”)

Catalogue de l’exposition “Les enfants de l’immigration”, Centre Georges Pompidou, 18 janvier – 23 avril 1984. Crédits photos : Vintage Arab, collection personnelle

Samir Abdallah, réalisateur, journaliste et membre fondateur de l’agence de presse IM’média, présent lors de cette rétrospective, est à l’époque jeune réalisateur et militant à Nanterre. Au début des années 1980 s’y déroulent de fortes mobilisations à la suite de la mort du jeune Abdennbi Guémiah, tué à dix-neuf ans par un voisin, disant avoir été importuné par des jets de cailloux lancés par des gamins”, en 1982.

Le 21 mars 1984, à l’occasion de la journée internationale contre le racisme, quatorze familles de victimes de crimes racistes ou sécuritaires se sont donné rendez-vous devant le ministère de la justice place Vendôme à Paris

Ce crime enclenche une série de mobilisations en réaction aux crimes racistes ainsi qu’aux conditions de vie dans ce que l’on appelle alors les “cités de transit” à Nanterre. Samir Abdallah souligne l’ambivalence des discours et réalités sociales autour de l’immigration : “En tant qu’un des animateurs de ce mouvement à Nanterre, qui s’appelait le mouvement Gutenberg, j’ai été sollicité pour l’exposition Beaubourg. À l’époque, je commençais à filmer et donc j’ai été sollicité avec d’autres copains avec qui on avait monté une agence de presse, lutte et médias, l’agence IM’média. Le problème, c’est qu’on est alors en janvier 1984, à peine un mois après la Marche, en plein dans une période où “le Beur c’est joli”, “le Beur is beautiful” comme on disait : l’exposition à Beaubourg se passait dans cet état d’esprit là.”

Mais il rappelle qu’au même moment, des crimes racistes ont lieu régulièrement. Il y avait Talbot-Poissy, où les ouvriers étaient en grève et se faisaient caillasser avec des slogans du type “les Arabes au four, les Noirs à la Seine”… Donc on était dans une période très violente où les Arabes jeunes ou moins jeunes étaient stigmatisés, criminalisés.”

C’est pourquoi la tenue de cette exposition est alors critiquée, non sans reproches : “On nous reprochait de dénoncer cette exposition alors qu’on nous avait tendu l’occasion d’exposer. Mais on ne supportait pas le fait de vouloir faire de certains d’entre nous une espèce d’élite. J’avais fait un texte que j’avais appelé “Le Beur c’est comme la confiture, moins on en a, plus on l’étale” ! On s’était ensuite fait accuser de cracher dans la soupe. Et on avait sorti, le jour de l’inauguration de l’exposition un numéro spécial de la revue que l’on faisait à l’époque, dans lequel on critiquait le fait qu’il y ait d’un côté l’élite, la crème des Beurs, et de l’autre, les voyous et les brigands. Et on ne voulait pas de ça.”

Cet événement illustre le double discours politique tenu à propos des générations issues de l’immigration : leur mise en valeur sous l’angle culturel dans un contexte sociopolitique délétère pour ces mêmes populations. Ce processus trahit également l’essentialisation de groupes renvoyés à leurs cultures d’origine, et par là même, la réification de celles-ci.

L’horizon de l’intégration

Les conséquences de premier plan de telles représentations s’accompagnent d’un autre effet collatéral : l’utilisation plus ou moins implicite de l’horizon de l’intégration des descendant·e·s de l’immigration. La sociologue Emmanuelle Santelli note cette tendance même dans le champ académique : “Les titres de nombreuses publications parues depuis une vingtaine d’années témoignent de ce souci de rendre compte du cheminement accompli, des obstacles qui perdurent et des adaptations à promouvoir. […] Et les nouvelles thématiques apparues ces dernières années, si elles témoignent d’un élargissement des questionnements (à propos de l’islam, des discriminations), demeurent guidées par le souci d’étudier ces populations au regard du modèle d’intégration.”

Cela renvoie à l’idée selon laquelle les inégalités sociales seraient liées à cette différence culturelle censée empêcher l’intégration : « Les discours et les théorisations autour du « modèle français d’intégration » tendent en effet à présenter la société française comme un espace dépourvu de clivages, que viendraient menacer ceux vers qui s’adresse le discours sur l’intégration, ainsi renvoyés à une « différence culturelle » irréductible [Bouamama, Tevanian, 2005] », constate Pierre Landais.

Crédit image : Matheus Viana

Il souligne : “Or, cette logique aboutit à faire peser sur les individus et « leur » culture, réifiée et essentialisée, la responsabilité de leurs difficultés – ce qui caractérise la domination –, refoulant par là le poids des facteurs sociaux et des discriminations.” Il considère que “la mise en avant des identités culturelles” produit une “occultation des caractéristiques sociales des individus ainsi représentés.”

Occultation des réalités sociales sous le discours identitaire

Quelles sont les réalités sociales auxquelles sont confronté·e·s les descendant·e·s d’immigré·e·s ? « Une identité immigrante s’expose à un risque de racisme et de discrimination pouvant nuire à l’intégration sociale et professionnelle des immigrants et de leurs descendants.”, soulignent Imen Ben-Cheikh, psychiatre et professeure d’enseignement clinique et Abdelwahed Mekki-Berrada, anthropologue, tout·e·s deux au Canada, dans un article intitulé « Combien de générations reste-t-on ‘immigrants’ ? ». Leur article propose un aperçu comparatif de la question entre les États-Unis, le Canada et la France. Concernant le cas des descendant·e·s d’immigré·e·s en France, les auteur·e·s constatent que : “les recherches témoignent d’inégalités sociales similaires touchant des immigrants, notamment originaires du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne, et auxquelles les descendants sont également confrontés. Ces inégalités se traduisent par un taux de chômage élevé, une sous-représentation au niveau politique, ou encore par de la discrimination dans l’accès à l’emploi ou au logement.”

Crédit image : Hajran Pambudi

Les difficultés sociales et les discriminations auxquelles sont confronté·e·s les descendant·e·s d’immigré·e·s, en particulier en provenance du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, constituent donc une réalité sociale réelle, bien que la focalisation sur l’identité et l’origine aient eu tendance à occulter ces difficultés. Entre représentations erronées des “identités culturelles”, et renvoi à une extranéité menaçant la cohésion sociale, les discours entourant les “enfants de l’immigration” ont donc été ambivalents depuis les années 1980. 

À quoi sont renvoyées les générations issues de l’immigration ?

En 1994, le sociologue Abdelmalek Sayad soulignait l’effet “performatif” du “discours sur la génération”, “un discours visant à constituer comme légitime la distinction qu’il a charge d’imposer”. Entre expérience du renvoi à l’origine et injonction à l’intégration, les générations issues de l’immigration sont donc renvoyées à plusieurs expériences et rapports à leurs origines. On peut s’interroger sur la place laissée à aux rapports à l’héritage culturel et à la transmission générationnelle au sein de ces enjeux.

Sources

Mogniss H. Abdallah, « •Cités de transit : en finir avec un provisoire qui dure ! », Plein droit 68, 2006, p. 52-56. 

Imen Ben-Cheikh et Abdelwahed Mekki-Berrada, « Combien de générations reste-t-on « immigrants » ? Réflexion critique sur une terminologie porteuse d’une identité imposée », L’Autre, vol. 21, no. 3, 2020, p. 318-326.

Pierre Landais, « Du « social » à l’« identitaire » ? La question de l’assignation identitaire des immigrants et de leurs descendants », L’identité entre ineffable et effroyable, 2011, p. 50-61. 

Emmanuelle Santelli, « De la “seconde génération” aux descendants d’immigrés : constructions identitaires et enjeux sociaux », Migrations Société 113, no. 5, 2007, p. 51-56.

Abdelmalek Sayad, « Le mode de génération des générations « immigrées », L’Homme et la société, 111-112, 1994. p. 155-174. 

Agence IM’média 

Hajer Ben Boubaker et Naïma Yahi, “Carte blanche autour des archives politiques de l’immigration entre 1970 et 1981”, Les Chichas de la Pensée, festival “Hors-Pistes”, Centre Georges Pompidou (23 janvier 2022)